Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien
N°469:
Sommaire :
Des lettres retrouvées
Les sœurs Canavaggia et Céline
L’Église vue par Charles Bernard [1933]
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Léon Bloy contre-attaque
Par Eugenia Arpesella
@eugeniarpe
Source: https://revistapaco.com/leon-bloy-contraataca/
Pour sa prose extemporanée, pour son catholicisme extrême, pour être antimoderne et réactionnaire, pour être un saint, un prophète et un égaré, Léon Bloy (1846-1917) a été jeté, avec son œuvre, dans l'oubli littéraire. Il est possible qu'il s'agisse d'un oubli un peu forcé, produit d'une opération de censure largement consensuelle. En tant que critique littéraire, Bloy a descendu presque tous les écrivains et intellectuels français de son époque. Aujourd'hui, pourtant, Bloy pourrait être le saint patron des annulés. Mais le drap du fantôme du politiquement incorrect serait trop court pour lui, et s'il voyait de ses yeux le pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés, il s'en servirait volontiers pour se pendre.
Il y a dix ans, à la stupéfaction des cardinaux, le Pape François l'a sorti des catacombes dans sa première homélie en tant que pape, dans la chapelle Sixtine : "Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, je me souviens de la phrase de Léon Bloy : "Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable"". En Argentine, entre-temps, il est difficile de trouver ses livres, les Journaux sont épuisés et ses romans et essais peuvent, avec un peu de chance, être consultés sur le web, et pas nécessairement parce qu'ils ont si mal ou si peu vieilli. La bonne nouvelle est que la maison d'édition de Bucarest vient de publier Sobre la tumba de Huysmans, traduit pour la première fois en espagnol par Nicolás Caresano, qui est également chargé des notes et du prologue de l'édition. Il s'agit de l'un des derniers livres publiés par Bloy de son vivant, qui rassemble les comptes rendus critiques qu'il a rédigés sur les romans de Joris Karl Huysmans, un auteur contemporain avec lequel il entretenait une amitié compliquée.
Après la mort de Huysmans, en 1913, Bloy, dans un geste lapidaire, publie ce livre. "Les pages qui suivent marquent deux époques", explique Bloy. "Les premières ont été écrites avant la conversion de Huysmans, lorsque, plein d'espoir et sans prévoir les atroces tribulations qu'il me réservait, je le choyais avec délicatesse. Les autres expriment l'amer désenchantement qui a suivi. A la fin de cette préface à la première édition, Bloy se justifie : "On me reprochera peut-être de manquer de respect à un défunt. La mort, disait Jules Vallés, n'est pas une excuse. Les notes du traducteur donnent des indications intéressantes sur le tempérament de Bloy et sur son sens des relations publiques. Par exemple, Caresano précise que Jules Vallés avait publié les premiers articles socialistes et anticléricaux de Bloy dans son journal La Rue. Mais lorsque Bloy se convertit au catholicisme, il lui rendit la pareille en le qualifiant de "délinquant capable de jeter Homère dans les toilettes".
L'amitié entre Bloy et Huysmans semble avoir été intéressée, surtout de la part de Bloy, qui voyait en Huysmans un converti plutôt qu'une promesse littéraire. La publication du roman A rebours (que Michel Houellebecq évoque longuement dans Soumission) enthousiasme Bloy au point qu'il en fait l'éloge, à l'étonnement de beaucoup : "Je ne vois pas de roman qui déclare plus résolument cette alternative : ou bien nous nous muons en bêtes, ou bien nous contemplons la face de Dieu".
Disciple d'Émile Zola, que Bloy avait baptisé "le crétin des Pyrénées", Huysmans était comme la brebis égarée qu'il fallait récupérer et ramener au bercail. Plus tard, la dérive littéraire et spirituelle de Huysmans vers le satanisme a fait que l'amitié entre les deux, comme l'a expliqué Bloy plus haut, a littéralement sombré dans l'enfer. On ne peut comprendre son radicalisme vis-à-vis de Huysmans, et celui de toute son œuvre, sans considérer l'histoire de sa fervente conversion. Dans sa prime jeunesse, Léon Bloy avait été un athée et un anticlérical forcené jusqu'à ce qu'il rencontre Barbey D'Aurevilly, écrivain monarchiste et conservateur réputé, qui devint son mentor spirituel et littéraire et l'accompagna sur le chemin de l'initiation au catholicisme. Initiation qui, comme on le sait chez les croyants, est un chemin total, absolu. Mais la foi de Bloy est celle du Calvaire, celle du Vendredi saint, celle de la nuit noire. "Je ne ressens jamais la joie de la résurrection. Je vois toujours Jésus à l'agonie", écrit-il dans son Journal. L'amour du Christ est l'amour de la Vérité, et cette Vérité, dira Bloy, se trouve dans la souffrance. La souffrance du Christ crucifié entre deux voleurs, la pauvreté qu'il a lui-même endurée tout au long de sa vie. Bref, sa conversion n'a pas été une conversion de splendeur, de joie, de paix, de réconciliation.
Écrivain catholique, ou plutôt journaliste catholique, pamphlétaire et auteur de libelles, il s'est lancé dans l'écriture comme un prophète désespéré et malveillant : toute son œuvre est un grand défi aux valeurs de la modernité, cette déchirure de l'histoire dont les fruits ont été autant de poisons pour l'esprit. Le suffrage universel, la science, le progrès, la république, le matérialisme, l'immanentisme comme précurseur de l'individualisme récalcitrant, l'art, la littérature, le catholicisme mou et sentimental, sans parler de Luther et de la Réforme protestante ! Il s'est donc battu en duel contre tout ce qui, pour lui, éloignait irrémédiablement les hommes du mystère, de la transcendance, c'est-à-dire de Dieu. L'essayiste Roberto Calasso résume bien cette croisade morale et de principe : Bloy s'est attaché à fustiger les bourgeois hypocrites, les intellectuels éclairés et, surtout, les âmes tièdes et en paix avec elles-mêmes. "Qu'est-ce qu'avoir bonne conscience ? C'est être convaincu qu'on est une parfaite canaille", écrit-il dans son Journal. Terriblement pauvre, il se comportait lui-même comme un misérable et le savait mieux que quiconque : "Je mendie comme un voleur à la porte d'une ferme qu'il a l'intention d'incendier". Certains critiques suggèrent qu'il y a toujours quelque chose de sacré dans la colère de Bloy, rappelant le Christ contre les pharisiens et contre les marchands du temple.
En revanche, Franz Kafka l'admirait, tout comme Jorge Luis Borges. Le "Miroir des énigmes", publié dans Autres inquisitions, rend justice au Bloy non racheté. Mais l'un des meilleurs portraits de l'écrivain français est peut-être celui du père Leonardo Castellani, jésuite et écrivain argentin : "Il est facile de rire de Léon Bloy. Autrefois, je me moquais de lui, ce saint plus impatient que le mauvais larron ! La somme d'injures, d'imprécations et d'épithètes qui lui sont tombées dessus de son vivant est énorme et, à Dieu ne plaise, justifiée. Ah, le malheureux ! Mais la misère est une chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. Jésus-Christ, dans sa passion, était littéralement misérable. Tout ce qui est suspendu à un arbre est maudit, dit la Loi. C'est ainsi que le monde d'aujourd'hui s'est moqué de Bloy et de Jésus-Christ.
Dans le prologue de Sur la tombe de Huysmans, Caresano pose la question que nous nous posons tous si nous sommes arrivés jusqu'ici : qu'est-ce que ce vieux sage et carcaman a à nous offrir aujourd'hui ? Quels abîmes de notre présent ce prophète du 19ème siècle peut-il éclairer ? Son héritage", dit Caresano, "nous enseigne encore qu'il n'est pas possible d'affirmer sans nier en même temps, d'admirer sans mépriser implicitement et que, parfois, la seule façon d'atteindre le centre profond d'une époque est de se déplacer vers les marges". L'une des qualités intemporelles de Bloy est peut-être son affront à l'exercice de la critique et à ses implications dans le monde de la culture, c'est-à-dire le coût que peu sont prêts à payer aux dépens d'un relativisme dépourvu de sainteté. Le "politiquement correct" ne cache-t-il pas des intérêts ? Affirmer simultanément l'un et l'autre et en tirer la conclusion qui intéresse le plus le pouvoir en place, n'est-ce pas une affaire détournée ? "Celui qui ne prie pas le Seigneur...". En l'invoquant lors de la messe inaugurale de son pontificat, le pape François a renouvelé un affront au pharisaïsme de notre époque, plus courroucée et stridente que celle de Bloy, mais tout aussi déserte.
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Parution des numéros 467, 468 & 469 du Bulletin célinien
N°469:
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Des lettres retrouvées
Les sœurs Canavaggia et Céline
L’Église vue par Charles Bernard [1933]
Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.
• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).
N°468:
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Une heure chez Me Gibault
Céline dans Le Populaire
Bibliographie. Les Dictionnaires.
Henri Thyssens nous a quittés le 28 octobre¹ à l’âge de 75 ans. Je le connaissais depuis 1979 ; il m’avait contacté à la parution du premier numéro de feu La Revue célinienne. Il découvrit Voyage au bout de la nuit à l’âge de dix-neuf ans alors qu’il effectuait son service militaire. « Ce Voyage me transporta dans un monde nouveau, celui de la lecture, à tel point que j’en fis un métier : libraire ². » Avant de créer sa propre librairie, “La Sirène”, il apprit le métier chez Halbart, puis chez Eugène Wahle, à Liège dont il était originaire. Parallèlement, il fit du courtage à Paris. Spécialisé dans les ouvrages de généalogie et de régionalisme, il publiait des catalogues qui attestaient d’un professionnalisme sans faille. Ceux qu’il réalisa sur la gastronomie ou sur Simenon sont conservés par les amateurs. Alors qu’il avait été un élève peu appliqué, Céline joua pour lui le rôle d’initiateur et lui donna l’amour des lettres. À l’instar de nombreux céliniens pointus, le livre de Céline qu’il préférait, sensible à la modernité du style, était Mort à crédit. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier des auteurs au style classique, tels Stendhal, Paul Léautaud ou Jules Renard qu’il relisait fréquemment. En 1976, cet autodidacte s’était fait connaître en éditant la correspondance à Évelyne Pollet qu’il avait rencontrée à plusieurs reprises. Cinq ans plus tard, il se rendit au Danemark sur les traces de Céline³. Il en ramena le flacon de cyanure que celui-ci avait emporté en Allemagne. Il l’avait fait analyser (c’était bien du cyanure de potassium mais désormais sans danger), ce qui lui permit de le proposer dans l’un de ses catalogues ! Il fut le créateur de la série Tout Céline, répertoire des livres, manuscrits et lettres passés en vente, qui connut cinq numéros et dans lesquels il publia différentes études, notes biographiques et recensions bibliographiques.
Mais la grande affaire de sa vie fut ses recherches sur l’itinéraire de Robert Denoël. Elles aboutirent à la création d’un site internet en accès libre d’une rigueur et d’une érudition en tous points remarquables. « Un éditeur assassiné, c’est rare, c’est incongru, on ne meurt pas pour les Lettres. Celui-là était différent, c’était un vrai bagarreur, et Liégeois de surcroît. Je me lançai donc à sa poursuite. Elle dura trente ans, mais je ne parvins jamais à mettre un nom sur son assassin, ou plutôt j’en trouvai plusieurs, ce qui compliquait encore l’affaire. »
On trouve d’ailleurs sur son site toutes les pièces connues sur cet assassinat ainsi que sur l’instruction judiciaire qui suivit. Il y a là matière à un livre majeur sur cette vie brisée mais Henri ne s’était jamais résolu à cette conversion, étant dans l’impossibilité, disait-il, de faire la synthèse de ce qui équivaut à un volume de centaines de pages. Il faudrait aussi évoquer l’homme qu’il fut : son ironie, sa fidélité en amitié, son indépendance d’esprit. Épris de liberté, il aura mené l’existence qu’il souhaitait. Ce qui importe maintenant c’est de préserver son travail. Michel Fincœur (attaché scientifique à la Bibliothèque Royale) et moi l’avions convaincu de léguer sa documentation aux “Archives & Musée de la Littérature”, à Bruxelles, ce qu’il fit il y a cinq ans. Il y existe désormais un “Fonds Robert Denoël / Henri Thyssens” qui a vocation à pérenniser le site internet qu’il créa en 2005 et qui constitue l’œuvre de sa vie.
N°467:
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Retour sur Drena Beach et Winna Winfried –
Le Spiegel et Céline
Un monument à Claude Duneton
En juillet 2021, la découverte des inédits a éclipsé celle d’un manuscrit de Mort à crédit, l’un des plus anciens retrouvés et donc antérieur à celui déjà connu. L’année passée, dans la nouvelle édition du roman (La Pléiade), Henri Godard annonçait que la publication du facsimilé de ce manuscrit de plus de 1.600 feuillets permettrait dans une certaine mesure de faire la lumière sur les différentes étapes de rédaction. Cela s’avère fondé et c’est ce qui en fait un document passionnant pour les amateurs et les chercheurs. Comme l’écrit Pascal Fouché, qui en a excellemment réalisé l’édition et la présentation, s’il est incomplet et qu’il ne livre pas toutes les clés de la méthode de travail de Céline, il nous permet tout au moins de mieux l’appréhender. Grâce aux versions successives de nombreuses séquences, on a accès aux différentes étapes. On assiste ainsi “en direct” au travail de création et on comprend mieux la manière de travailler de l’écrivain qui n’a de cesse d’accroître successivement plusieurs passages. Il est aussi intéressant de comparer avec ce qui sera modifié dans la version définitive. Un exemple parmi d’autres : on se souvient que dans celle-ci, il évoque sa mère en disant : « Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu » ; cette phrase figure bien dans ce manuscrit, mais ici c’est de son père qu’il s’agit (« Il a tout fait… »). Les noms des personnages y sont loin d’être définitifs : ainsi, la concierge Mme Bérenge, qui fait l’ouverture du livre, s’appelle d’abord Mme Dovis. Quant à la datation, il faut situer la rédaction effective en 1934-1935, après qu’il a abandonné la partie qui serait devenue Guerre et le projet de Londres¹. Il se consacre alors uniquement au premier volet de ce roman qui, initialement, devait en comporter trois : « Enfance, Guerre, Londres. »
C’est que cette première partie prit tellement d’importance qu’elle constituera le roman tout entier totalisant pas moins de 700 pages imprimées. Nombreux sont les céliniens qui le considèrent comme son chef-d’œuvre, en tout cas supérieur à Voyage au bout de la nuit et surtout conforme à son projet esthétique. Mais cela n’a pas toujours été le cas et pas seulement pour la critique ; lorsque Henri Thyssens (†) lui consacra l’un de ses catalogues au début des années 80, il le titra fort justement « Mort à crédit, le mal-aimé »². Le prochain colloque de la Société d’Études céliniennes sera consacré aux manuscrits découverts il y a deux ans. Il reste à former le vœu que, sur la base de ce facsimilé, il se trouvera un céliniste pour dégager les leçons qu’apporte cette édition. Ajoutons que cette initiative éditoriale constitue une belle réussite bibliophilique, ce qui ne gâte rien.
• Louis-Ferdinand CÉLINE, Mort à crédit. Le manuscrit retrouvé (fac-similé & transcription), Gallimard, 2023, 2 volumes, l’un pour le fac-similé intégral ; l’autre pour la transcription (établie, annotée et présentée par Pascal Fouché), 1712 p., relié sous coffret, couverture toilée et marquée à chaud au format 25 x 11 x 39 cm, tirage limité à 999 exemplaires numérotés, 5,51 kg. (450 €).
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Redécouvrez Lautréamont et rien ne sera plus comme avant
par Massimo Fini
Source : Massimo Fini & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/riscoprire-lautreamont-e-nulla-sara-piu-come-prima
Je suis en train de lire les Chants de Maldoror de Lautréamont. Je m'y étais attaqué à l'âge de vingt ans et, après avoir parcouru quelques pages, j'avais abandonné. Je n'étais pas assez prêt pour une lecture aussi exigeante. Il m'est arrivé la même chose avec Proust. Quatre ou cinq fois, j'avais commencé Du côté de chez Swann et, à la cinquantième page, j'avais claqué contre le mur le premier des huit volumes d'A la recherche du temps perdu, publiés par Mondadori. Un été, à quarante ans, j'ai dévoré les huit volumes. Et c'est une évidence. A la recherche du temps perdu est la grande fresque d'une époque, un traité de psychanalyse, mais aussi et surtout un livre sur le Temps et la mémoire (la madeleine). Or, à vingt ans, on a moins de mémoire qu'à quarante, on est occupé à parcourir ces bouts de vie qui deviendront à leur tour mémoire. Il faut donc se méfier des proustiens épuisés de la vingtaine, soit pour se donner un ton, soit pour sublimer ainsi leur homosexualité (bien qu'aujourd'hui, l'homosexualité étant dédouanée, ce déguisement soit moins nécessaire).
L'appréciation d'un livre, d'un film, de toute œuvre d'art, dépend du moment de la vie dans lequel on l'aborde. Celui de la maturité n'est pas toujours le meilleur moment pour comprendre. Rimbaud, par exemple, est beaucoup plus proche de la sensibilité des adolescents ou des post-adolescents, étant lui-même adolescent. Il écrit Une saison en enfer à 19 ans et son œuvre est concentrée en quatre ans, puis il ne veut plus rien savoir de son travail de poète et d'écrivain, il traverse plusieurs fois les Alpes à pied jusqu'à s'embarquer pour l'Afrique pour travailler comme marchand, refusant tout contact avec les éditeurs et les journaux. A l'un d'eux, particulièrement insistant, il dira: "ma saison est finie, c'est tout".
Lautréamont est, avec Rimbaud ("le poète devient voyant par un long et raisonné démêlage de tous les sens", expression qu'il utilise dans une lettre à un ami, et non Verlaine comme on le croit généralement), le fondateur de la poésie, de la littérature moderne, de la culture moderne. Tout l'art du début du 20ème siècle, hommes de lettres, poètes, peintres, écrivains, journalistes - Guillaume Apollinaire - a inspiré Lautréamont, du surréalisme au cubisme en passant par le fauvisme, le pointillisme et le symbolisme. Souvent inconsciemment, parfois consciemment. Il a été lu, par exemple, par Amedeo Modigliani, l'une des figures les plus lumineuses, extraordinaires et généreuses de ce Paris inégalable de la fin du 19ème siècle aux années 1930, où se retrouvaient peintres, écrivains et musiciens de toute l'Europe, de l'Espagne à la Russie à la Roumanie à la Bulgarie à la Turquie et plus tard aux Américains dont le rôle principal, mais non unique - Hemingway, Fitzgerald, Henry Miller - était de se faire d'habiles marchands d'art en achetant les œuvres de peintres tous désargentés, à l'exception de Picabia, mais y compris Picasso.
La tentative titanesque de Lautréamont, Rimbaud et Baudelaire a été de désarticuler, au milieu du 19ème siècle, dans le temps court de leur vie (Lautréamont est mort à 24 ans, Rimbaud poète à 22 ans, Baudelaire à 46 ans) les structures sociales, psychologiques et économiques de leur époque, c'est-à-dire les structures de la bourgeoisie.
Le plus puissant dans cette œuvre est Lautréamont, avec son écriture extraordinaire, toute nouvelle, avec ses poèmes en prose, lisez l'Ode à l'Océan dans le premier chant de Maldoror. Bref, après avoir lu Lautréamont, on ne peut plus être comme avant.
***
Vieil océan
Extrait du Chant I
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !
19:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lautréamont, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
L'européanisme de Drieu entre philosophie, littérature et politique
Les éditions "Passaggio al Bosco" rééditent en Italie l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe" avec des textes d'Adriano Romualdi
par Andrea Scarano
Source: https://www.barbadillo.it/95823-leuropeismo-di-drieu-tra-filosofia-letteratura-e-politica/
Le mythe de l'Europe par Drieu La Rochelle
Quelle vision du monde caractérise l'un des principaux littérateurs français du 20ème siècle, à la personnalité complexe et solitaire, incompris, mal à l'aise et dépassé, longtemps ignoré même par la droite, y compris la droite italienne? La maison d'édition "Passaggio al bosco" propose la réédition de l'essai "Drieu La Rochelle : le mythe de l'Europe", publié pour la première fois en 1965 avec des contributions d'Adriano Romualdi, Mario Prisco et Guido Giannettini.
Les auteurs retracent les vicissitudes d'un écrivain "déchiré" entre spéculation philosophique et pensée politique, littérature et problèmes sociaux, religion et militantisme plus ou moins actif, tourmenté surtout par l'idée, clairement nietzschéenne, de la décadence, cause de la disparition de l'individualité dans l'anonymat et de la lente dissolution des classes et des hiérarchies, menace imminente tant pour la France que pour l'Occident tout entier, plongé dans le "bourbier putride" des sociétés modernes, bourgeoises et capitalistes.
Aristocrate et attaché à ses origines normandes, Drieu participe activement à la Première Guerre mondiale, qu'il salue comme une véritable libération, dont il souligne à la fois les aspects mystiques et héroïques et l'ivresse d'un rêve de puissance capable de lui révéler l'unité absolue des binômes vie/mort et douleur/joie, lui faisant espérer des possibilités de renaissance, contrariées ensuite par le recul des Français, envers lesquels il ne cache pas son vif ressentiment; leur médiocrité face aux puissances émergentes était le signe que l'expérience républicaine commencée en 1789 pouvait être considérée comme irrémédiablement terminée.
L'objectif de détruire les mythes de la civilisation décadente, y compris les mythes éculés du conservatisme, l'amène à adhérer au mouvement Dada; la confluence de ses principaux animateurs dans le surréalisme et le communisme - dont l'écrivain a toujours reconnu les militants comme ayant une prédisposition au sacrifice et à la lutte - décrète bientôt son éloignement de ses anciens amis et le début de son engagement dans la construction de la patrie et de l'idée européenne. L'unité politique, le dépassement des nationalismes dans une forme de fédération d'États, alternative au capitalisme comme au communisme, auraient également évité le spectre de la subordination coloniale à la Russie ou aux États-Unis.
Sa prise de conscience progressive que seul le fascisme compris comme un phénomène européen pouvait s'imposer comme une révolution intégrale, une synthèse des intérêts politiques et spirituels, des valeurs de la liberté et de l'autorité, du travail et du capital, a commencé avec les émeutes parisiennes de février 1934; la chronique de ces événements, reprise dans le roman "Gilles", lui a fait croire pendant un court laps de temps que l'insurrection des fascistes et des communistes pourrait renverser le gouvernement radical-socialiste.
L'analyse de l'échec de l'action rénovatrice des partis de droite et de gauche contenue dans "Le socialisme fasciste" incite Drieu à appeler à la constitution d'un nouveau parti, plaçant l'espoir éphémère de l'instauration du socialisme - "pas celui des négateurs de l'esprit, un socialisme non fondé sur l'envie", précise Romualdi - et du fascisme dans le militantisme au sein des rangs du Parti populaire français, formation d'anciens communistes (dont son fondateur, Jacques Doriot), de radicaux et de fascistes.
Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, où l'Allemagne nationale-socialiste - symbole du fascisme européen le plus "abouti" - affirme progressivement son hégémonie comme un fait incontestable, Drieu justifie son adhésion au collaborationnisme non seulement comme le choix de l'intellectuel qui, n'ayant pas peur des choix impopulaires, prend ses responsabilités. L'attitude douce des Allemands à l'égard de la population et des militaires français, ainsi que la renonciation - après l'armistice et au moins jusqu'à la mi-1941 - aux revendications territoriales concernant les possessions coloniales et les régions (comme l'Alsace et la Lorraine) qui avaient appartenu à l'Allemagne jusqu'en 1919, lui ont fait croire qu'ils accepteraient la coopération loyale d'autres pays en position de "primi inter pares", satisfaisant ainsi les exigences de l'inclusion de la France dans le processus de formation du nouvel ordre européen, du retour aux mythiques âges d'or et à l'ancienne grandeur.
Une fois disparus les nationalismes traditionnels et les anciennes patries, l'échiquier international se composerait de trois empires: l'Amérique, la Russie et l'Europe unie - malgré la malheureuse guerre fratricide anglo-allemande - contre les francs-maçons et les jésuites, les progressistes et les radicaux, la bourgeoisie et le prolétariat. Partant d'une critique du concept de progrès et de civilisation qui impliquait également le catholicisme moderne et décadent, Drieu développa une éthique fasciste qui, poursuivant l'objectif de la "civilisation du héros", des mythes du sang et de l'homme nouveau, disciplinait l'âme - conçue comme éternelle - et le corps, en recourant à la fois aux vertus guerrières et monastiques; il attribue donc à la spiritualité non pas le sens respectable et sentimental de l'amour du prochain, mais celui de la force intérieure qui se traduit par la sévérité et l'âpreté de l'essentiel.
Sa conception religieuse tente de concilier le christianisme héroïque de la vision médiévale du Christ royal et viril et le paganisme, conçu comme une reprise des orientations métaphysiques préchrétiennes - qui admettent l'existence d'autres divinités en dessous de Dieu ("profondeurs du monde") - et comme la négation qu'un Dieu "personnel" exprime le sentiment authentique de la divinité.
Sens du sacrifice, sens de la résurrection, guerre perdue, rêve brisé de l'Europe sont des thèmes récurrents dans sa production littéraire, ainsi que celui de la mort. À la veille de l'invasion et des bombardements alliés, Constant - le protagoniste du roman "Chien de paille" - est le spectateur amer et détaché des événements, prêt à faire le geste extrême comme l'alter ego de Drieu qui - trahi par le choix des Allemands de répudier son rôle révolutionnaire pour poursuivre des politiques d'annexion déstabilisant l'unité du vieux continent - a planifié et consommé, en pleine cohérence et conscience, son suicide.
Andrea Scarano.
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Propos d'avant-hier pour après-demain, les inédits de Gustave Thibon
par Luc-Olivier d'Algange
Le livre d'inédits de Gustave Thibon, qui vient de paraître aux éditions Mame, est un événement. L'ouvrage rassemble des notes, des conférences, « feuilles volantes et pages hors champs », lesquelles, pour les lecteurs non encore familiers constitueront une introduction du meilleur aloi, et pour les autres, une vision panoramique des plus instructives. Presque tous les thèmes connus de l'oeuvre sont abordés, et d'autres encore, où l'on découvre un philosophe dont la vertu première est l'attention. Il y est question de la France, des « liens libérateurs », formule qui n'est paradoxale qu'en apparence, des « corps intermédiaires », de Nietzsche et de Simone Weil, du mystère du vin, de l'âme du Midi, du Portugal, de la vie et de la mort. Ces « pensées pour soi-même », nous donnent la chance de remonter vers l'amont, vers la source d'une pensée qui ne se contente pas d'être édifiante et sauvegarde l'inquiétude, ce corollaire de la Foi, qui est au principe de toute aventure intellectuelle digne d'être vécue.
Encore qu'il eût, depuis plus d'un demi-siècle, des lecteurs fidèles, et, mieux encore, de ceux qui surent entrer en conversation avec lui et prolonger sa pensée et son œuvre, - tel Philippe Barthelet auteur d'un livre d'entretiens avec Gustave Thibon, et d'un magistral Dossier H consacré à l'auteur de L'Ignorance étoilée, aux éditions de L'Age d'Homme - il est à craindre que Gustave Thibon ne soit pas encore reconnu à sa juste valeur, et surtout, à sa juste audace. Une image s'interpose : celle du « philosophe-paysan » qui se contenterait de dispenser une sagesse traditionnelle appuyée sur le catholicisme et l'amour de la terre.
Forts de cette vision réductrice, sinon fausse, on se dispense de le lire, de confronter son œuvre à celles des philosophes, plus universitaires, de son temps, et l'on méconnaît ce qu'il y a de singulièrement affûté, et sans concession d'aucune sorte, dans sa pensée érudite, mais de ligne claire et précise, sans jargon. Gustave Thibon, dans ces pages « hors champs », adresse au lecteur, une mise-en-demeure radicale, non certes au sens actuel de radicalisme, mais, à l'inverse, par un recours aux profondeurs du temps, aux palimpsestes de la pensée, à cette archéologie, voire à cette géologie de l'âme, à cette géographie sacrée, celle de la France, qui est, par nature, la diversité même, qui se décline de la Bretagne à l'Occitanie, et n'en nécessite point d'autre, abstraite, importée ou forcée.
Certes, la terre est présente, et Gustave Thibon rejoint Simone Weil dans ses réflexions sur l'enracinement ; certes, il est catholique, sans avoir à passer son temps à le proclamer, - mais ces deux évidences sont, avant tout, l'expérience d'une transcendance véritable, qui ne cède jamais à la facilité revendicatrice, à ces représentations secondes qui nous poussent, sur une pente fatale parfois, à parler « en tant que ». Gardons-nous, dit Gustave Thibon, de nous reposer dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ou dans le sentiment, d'être, par nos opinions et nos convictions, une incarnation du « Bien ».
Il existe bien un narcissisme religieux, une satisfaction indue, une façon de s'y croire, au lieu de croire vraiment, une pseudo-morale de dévots, une « charité profanée » (selon l'expression de Jean Borella) que Gustave Thibon, dans ces inédits, n'épargne pas de ses flèches. On se souviendra, en ces temps hâtifs et planificateurs que nous vivons, de sa formule qui ne cesse de gagner en pertinence : « Il ne faut pas faire l'Un trop vite ». Contre la fiction d'un universalisme abstrait, Gustave Thibon propose un retour au réel , celui du monde, avec ses limites et ses frontières heureuses ; celui de l'homme qui défaille et parfois se dépasse. Il suivra Nietzsche, pas à pas, dans son « humain, trop humain », dénonçant les leurres, la morale comme masque du ressentiment et de la faiblesse, non pour « déconstruire », et se livrer au désastre dans « un vacarme silencieux comme la mort » ainsi que l'écrivait Nietzsche, - noble naufragé qui en fit la tragique expérience, - mais pour comprendre que le vide qui se dissimule derrière nos vanités est appel à une plénitude infiniment proche et lointaine.
La faiblesse exagère tout. Son mode est l'outrance. Elle conspue, elle maudit, elle excommunie avec la rage de ceux dont la Foi est incertaine. Ces Propos d'avant-hier pour après-demain, le sont aussi pour notre pauvre aujourd'hui. Nous avons nos Robespierre, nos Précieuses ridicules, nos propagandistes du chaos, sous l'habit policé des technocrates, perfusés d'argent public, et tous ont pour dessein de faire table rase de notre héritage pour y établir leurs fatras, leurs encombrements de laideurs, de fictions lamentables, autant d'écrans entre nous et le monde ; écrans entre nous et un « au-delà de nous-mêmes », vaste mais autrefois familier, comme le furent les Rameaux, Pâques, Noël. - ces temporalités qualifiées où les hommes se retrouvaient entre eux et en eux-mêmes à la recherche de « la juste balance de l'âme » : « Existence simultané des incompatibles, balance qui penche des deux côtés à la fois : c'est la sainteté » écrivait Simone Weil, citée, dans ces pages, par Gustave Thibon.
Philosophe-paysan, Gustave Thibon le serait alors au sens où il nous intime de nous désembourgeoiser, de cesser, par exemple, de considérer l'argent comme le socle des valeurs et de retrouver le « dépôt à transmettre » : le fief, la terre, la religion. « Le socle dévore la statue (…), avarice bourgeoise, aucune magnificence, pas de générosité ; abaissement des valeurs : pour le marchand tout se chiffre – et mépris des valeurs artistiques ; mentalité étriquée (…) ; règne du Quantitatif. Les « gros » ont replacé les « grands ».
Où demeurer alors ? Gustave Thibon nous le dit, en forme de devise héraldique : « Contre l'espoir dans l'espoir ».
Luc-Olivier d'Algange
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Bernanos et la destinée totalitaire de la république
Nicolas Bonnal
C’est dans son livre sur Drumont, le plus important du point de vue de l’analyse mondaine de la modernité républicaine et donc de la Fin de l’Histoire – et des chrétiens qui allaient avec. On y voit le gogo (c’est le chapitre sur Panama, effarant avec ce cortège de sacrifices humains pour creuser leur canal – des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs morts tués par les conditions... climatiques), le requin, le chéquard, la crapule (Oh, Clemenceau…) et avec cet Etat qui se mêle mal de tout (on n’a pas attendu Macron, je ne cesse de le répéter, ce gars n’est qu’une cerise –sic- sur le catho) l’avènement d’un certain communisme de la fin, qui prendra tout, liberté et propriétés, les économies de mille ans, comme dit Bernanos.
La parole est au Mélenchon :
« Trois millions de petits bourgeois rouges, sans Dieu ni maître, de cœur avec les plus abjects révoltés de l’histoire, baptisant volontiers Spartacus ou Marat la rare géniture échappée par miracle à leur fureur malthusienne, et pourtant citoyens dociles, contribuables ingénus, souscripteurs à tous les emprunts, tels enfin que je les voudrais voir sculptés dans le marbre, leur bonne face rondouillarde levée vers le ciel, y bravant du regard la foudre, mais attentifs à ne pas heurter de la jambe le seau de l'employé du fisc occupé à les traire — oh ! l'incomparable, la magnifique gageure ! Protégée par cette épaisse matelassure, la République peut gouverner, c'est-à-dire poursuivre le cycle de ses expériences démagogiques, au moins jusqu’à ce que la dure loi de l’argent ait rejeté au creuset — au cœur même du prolétariat — une classe moyenne appauvrie. »
Classe moyenne appauvrie, on y est déjà (remarquez, c’est ce que voulait Guénon qui la conchie, cette classe moyenne).
Règne de la quantité et abolition de la dernière classe bourgeoise (revoyez un Guitry pour la comprendre et l’apprécier) :
« Car c’est par ce biais que finira par l'emporter sans doute l'inflexible nature des choses: à la longue les promesses elles-mêmes coûtent cher. Et c’est à la bourgeoisie devenue républicaine que la démocratie prétend faire supporter la plus grosse part de ses frais de publicité. Ainsi risque- t-elle de détruire, ainsi détruit-elle sûrement l’unique gage qui lui reste, pour se trouver bientôt les mains vides, entre le capital et le travail également voraces, entre la double anarchie de l'or et du nombre. »
Plus grave ce qui suit : la liquidation du capital intellectuel et moral du pays, qui nous mène à une tyrannie inconnue dans l’Histoire :
« Nul doute qu’un Gambetta vieillissant, par exemple, n’ait prévu le jour, où démunie de tout objet de troc ou d'échange, ne disposant plus que de thèmes épuisés, désormais sans vertu, elle devrait enfin laisser échapper son secret, avouer qu’elle n’a servi qu’à masquer, sous des noms divers adroitement choisis, la liquidation du capital intellectuel et moral du pays entreprise par la classe moyenne menacée, dans le fol espoir, sinon d'empêcher, du moins de retarder indéfiniment une autre liquidation, celle des fortunes privées, le triomphe du socialisme d’État, l'avènement d’un maître mille fois plus impitoyable qu'aucun des tyrans débonnaires quelle avait sacrifiés jadis d’un cœur léger, à ses intérêts, à ses rancunes, ou seulement à sa vanité. »
Avènement du communisme donc, pas par les idéalistes roquets du socialisme mais par les inconséquences de nos opportunistes étatistes radicaux.
« Mais aux environs de 1880, qui donc eut imaginé avec Drumont, que le radicalisme serait si tôt vidé de sa substance, qu’il suffirait de quelques années de gaspillage pour compromettre jusqu'au principe même de la vie nationale, l’idée de patrie, et que l’ombre d’un Babeuf, du précurseur jadis écrasé par la bourgeoisie victorieuse, allait réapparaître, un siècle plus tard, gigantesque, sur l'immense écran de milliers de lieues carrées, de la Volga aux frontières de l’Inde? »
Sur les incompétents du midi (oh, si le midi n’avait pas voulu…) qui ont vendu la France aux banquiers ?
« On comprend l’illusion de ces politiciens du Midi, de ces gros garçons optimistes auxquels le hasard met tout à coup dans la main l’épargne de dix siècles. Comme la France est riche ! Et sans doute ils souhaitent la servir de leur mieux, mais il faut s’installer d’abord, il faut durer. Que réaliser de l'énorme héritage, comment couvrir les premiers frais ? Ainsi le nouveau régime à peine né tourne déjà timidement la tête vers les banques, éprouve la puissance et la férocité de l'argent. »
Les banquiers ? Lesquels ?
Un bon mot met radicaux et cathos en place, qui restent les piliers de ce pouvoir bancaire et de la modernité :
« Un Gambetta, un Constans, un Rouvier, qui se proclament devant l'électeur les fils légitimes de la Révolution, le sont en effet, mais au même titre que les marchands d’ex-voto de Lourdes, les héritiers de la Sainte Vierge. »
Et que le pouvoir des banquiers allât de pair avec le cantique du communisme mondialiste, c’est ce que certains crétins ne veulent toujours pas comprendre. Ah, comprendre…
Références et documents:
https://archive.org/details/BernanosGeorgesLaGrandePeurDe...
https://www.amazon.fr/GUENON-BERNANOS-GILETS-JAUNES-Nicol...
https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...
https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C...
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Entre désespoir et décadence : Pierre Drieu La Rochelle et la démission française
Nicolas Bonnal
Le Journal de Drieu publié courageusement par Gallimard avait fait scandale il y a trente ans lors de sa parution. C’est Jean Parvulesco qui me l’avait alors recommandé. Je l’ai relu récemment avec un intense intérêt tant les préoccupations de Drieu recoupent les nôtres : sensation de décadence terminale, désespoir (au sens strict) historique, incapacité de trouver des sauveurs (Hitler ? Staline ? Les Chinois ?), et sinistre impression causée par la torpeur française – la même que ressent alors Bernanos, un de rares écrivains qu’estime alors Drieu (il admire aussi son départ pour l’Amérique du Sud, et avec quelle raison !).
Même en pleine guerre Drieu observe cette torpeur (si vous voulez de l’émotion, revoyez Casablanca) :
« Cette torpeur qui règne à Paris, qui s'est manifestée à l'occasion du bombardement n° 1. J'avais raison de dire il y a quelques années que les Français étaient devenus un peuple triste, qui n'aimait plus la vie. Ils aiment la pêche à la ligne, l'auto en famille, la cuisine, Ce n'est pas la vie. Ils ne sont pas lâches, mais pires; ils sont ternes, mornes, indifférents. Ils souhaitent obscurément d'en finir, mais ne feront rien pour que ça aille plus vite. Cette 9ème armée qui s'en va les mains dans les poches, sans fusils, sans officiers. »
Une génération avant Debord, Drieu observe :
« Où aimerais-je aller? Nulle part! Le monde entier est en décadence. Le « Moderne» est une catastrophe planétaire. »
Debord dira lui : « dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (son seul alexandrin !).
Il tape comme Céline sur la peu glorieuse patrie des années trente, celles des joueurs de boule et du front popu (j’oubliais : et des conspirateurs de la cagoule) :
« La France meurt d'avarice dans tous les de sentiments et de pensées. Pays de petite ironie, de petit dénigrement, de petite critique, de petit ricanement, pays de petitesse... Tout y a été abaissé : les institutions et même leurs pauvres contraires. Si on a abattu la monarchie on n'a pas élevé le peuple avili à l'aristocratie, on n'a pas décanté la bourgeoisie, si on a ravalé le clergé on n'a pas défendu les professeurs contre l'insipide vanité et on les a loués dans leur inénarrable vacuité !»
Il observe sur cette fameuse devise républicaine :
« La fraternité n'a pas remplacé la charité, l'égalité n'a profité qu'à l'argent, quant à la liberté ce ne fut que la basse licence de dire tout de façon que rien ne tirât plus à conséquence. »
Se reconnaissant lui-même catastrophiste, Drieu ajoute :
« N'importe comment, je sais que ma vie est perdue. La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde, tout art, toute création. L'humanité est vieille et a hâte d'organiser son sommeil dans un système de fourmilière ou de ruche. D'autre part, ma vie individuelle est finie. Finis les femmes, les plaisirs sensuels. »
Le fascisme auquel on ne le rattache ne trouve pas grâce à ses yeux. Il l’expédie beaucoup mieux que Julius Evola, Savitri Devi ou Hans Günther (qui en dénoncera le caractère « ochlocratique » quand la bise sera venue) :
« J'ai écrit dans Socialisme Fasciste que le fascisme était l’expression de la décadence européenne. Ce n’est pas une restauration. Il n'y a pas de restauration. Consolidation, replâtrage des débris. »
En réalité Drieu voit comme dans son livre sur la France préfacé par Halévy après la Grande Guerre (guerre qu’il n’admire pas plus) que le Français ne veut plus être français. François Furet fera la même observation dans son Passé d’une illusion : le froncé adore « internationaliser » sa vie politique pour compenser son vide. Voyez aujourd’hui avec la Russie, l’Europe, l’Amérique ou Israël.
A l’époque on a déjà le bloc bourgeois : c’est le camp anglais (De Gaulle parle dans ses Mémoires du vertige qui nous saisit quand l’Angleterre ne décide pas à notre place – depuis 1815 ou 1870 ?) ; on aussi un camp fasciste (Allemagne-Italie même si l’Italie devient ce désastre bien décrit par AJP Taylor) et bien sûr un camp russe (déjà ! déjà !). Sous sa plume peu enjouée cela donne :
« Cet abandon de tout le peuple à la superstition russe est le signe le plus certain de notre abâtardissement à tous. Quand un peuple n'a plus de maîtres, il en demande à l'étranger".
Cependant que d'autres Français s'abandonnent à l'attente clandestine de l'Allemand. Quant à la masse, elle est vouée aux Anglais.
Il n'est plus de Français pour ainsi dire qui pense et qui veuille français. La velléité française est entièrement partagée entre le parti du centre ou anglais, le parti allemand d'extrême droite et le parti russe d'extrême gauche. »
Enfin il a déjà ceux qui se foutent de tout comme aujourd’hui (Gaza, vaccin, reset, guerres, identité numérique, connais pas !) :
« Il y a aussi tous ceux qui veulent qu'on leur foute la paix, c'est à dire qu'on les en recouvre comme d'une déjection. »
Rappelons que Mbappé compte vingt-fois plus d’abonnés Twitter que Philippot ou Asselineau....
Drieu insiste sur la grande déception mussolinienne (Benito aurait dû prendre sa retraite bien avant, avant l’Ethiopie peut-être ?) :
« Je croyais aussi que Mussolini avait vendu son âme à Hitler, qu'il était résigné à jouer le brillant second. Mais en tous cas on peut voir qu'à la longue l'Italie use Mussolini. »
Et de conclure en rêvant à des orgies de sang romaines :
« Comme tout cela est terne et crépusculaire. C'est bien la décadence de l'Europe. Les grandes tueries du temps de Galba et Othon! Les fils d'ouvriers Mussolini, Hitler, Staline ne sont pas bien éblouissants. »
Je reprends sa si juste marotte : il n’y a plus de parti français (idem aujourd’hui : on est européen donc, ou russe, ou palestinien ou israélien, ou américain), et ceux qui se réclament du souverainisme font 1% des voix (le RN alias "reniement national" s’est brillamment rangé des voitures) :
« Il y a toujours un parti russe et un parti allemand et un parti anglais, voire un parti italien.
Le parti anglais est si nombreux et maître des choses depuis si longtemps qu'il ne se voit pas et qu’on ne le voit guère. On a abandonné à Londres notre politique étrangère, toutes nos initiatives et toutes nos volontés et tous nos espoirs.
Le parti russe est fait de bourgeois qui joignent la chimère de Moscou à la branlante réalité de Londres, et d'ouvriers qui, incapables de faire la révolution, s'en remettent à Staline pour la leur offrir ou imposer. Le parti allemand masque d'anticommunisme sa lâcheté. »
Belle observation :
« Tous s'en remettent sur les étrangers pour les décharger de leurs devoirs et de la fatigue de penser, d'imaginer, de vouloir. »
Et la conclusion logique de tout cela :
« Ce parti que nous avons pris de ne pas nous battre au début est la conséquence de ces diverses démissions. »
De Gaulle parti (n’en faites pas un héros référentiel non plus, Giscard et Pompidou étaient ses ministres) nous avons fait qu’aller de démission en démission.
Lire aussi :
https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...
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La sagesse traditionnelle de Marguerite Yourcenar contre nos folies modernes
Nicolas Bonnal
Dernier écrivaine néo-classique nourrie de lait ancien, Yourcenar méprise le monde moderne occidental alors qu’elle avait tout pour plaire pourtant : homosexuelle, païenne, écrivaine, écologiste, végétarienne, rebelle ayant fui le monde, etc. Pourtant son Hadrien qui tapait si bien sur le judaïsme n’allait pas dans le bon sens (d’ailleurs je la trouve bien oubliée) montrait déjà que quelque chose se tramait dans sa tête contre le monde moderne, comme le Coup de grâce ou les splendides Contes orientaux, recueil de jeunesse ou presque. Mise à la mode un temps par Giscard et d’Ormesson pour de méprisables motifs politiques, cette grande figure discrète allait tirer à boulets rouges contre notre moderne Occident dans ses Entretiens avec Mathieu Galey intitulé les Yeux ouverts. Le journaliste froncé y fait preuve d’une inintelligence à toute épreuve : on dirait qu’il y a des siècles que le froncé est bête et intolérant comme ça, les yeux grand fermés. La faute à Molière et à ses Trissotin, à Montesquieu et à ses persans ?
J’ai glané les citations qui suivent sur plusieurs sites ; voilà ce que ça donne :
« Je condamne l'ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu'on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. »
Le régime comme elle dit a fortement progressé depuis, et son troupeau de victimes aussi. Elle ajoute comme si elle était un dissident soviétique, un Soljenitsyne à Harvard ou un Zinoviev :
« Chaque fois que je vais dans un super-market, ce qui du reste m'arrive rarement, je me crois en Russie. C'est la même nourriture imposée d'en haut, pareille où qu'on aille, imposée par des trusts au lieu de l'être par des organismes d’État. Les États-Unis, en un sens, sont aussi totalitaires que l'URSS, et dans l'un comme dans l'autre pays, et comme partout d'ailleurs, le progrès (c'est-à-dire l'accroissement de l'immédiat bien-être humain) ou même le maintien du présent état de choses dépend de structures de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles. »
On est entrés dans un système de frénésie global lié au culte du progrès :
« Comme l'humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d'hier. Il faut réapprendre à aimer la condition humaine telle qu'elle est, accepter ses limitations et ses dangers, se remettre de plain-pied avec les choses, renoncer à nos dogmes de partis, de pays, de classes, de religions, tous intransigeants et donc tous mortels. Quand je pétris la pâte, je pense aux gens qui ont fait pousser le blé, je pense aux profiteurs qui en font monter artificiellement le prix, aux technocrates qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes soient nécessairement un mal, mais parce qu'elles se sont mises au service de l'avidité qui en est un, et parce que la plupart ne peuvent s'exercer qu'à l'aide de grandes concentrations de forces, toujours pleines de potentiels périls. »
Elle ajoute très justement :
« Je pense aux gens qui n'ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons "la matière". (p. 242)
Yourcenar n’aime pas le monde occidental mais elle refuse encore plus ses solutions de sortie (celles qu’on applique aujourd’hui). Très antiféministe, Yourcenar offre aux unes et aux autres de bonnes raisons de se faire oublier (il vaut mieux d’ailleurs, car si c’est pour se faire insulter…) :
« Enfin, les femmes qui disent "les hommes" et les hommes qui disent "les femmes", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme dans l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. »
Et de rappeler cette évidence machiste ou autre :
« Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme.
Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent: le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. »
La société hyper-féministe ne produit plus d’écrivaines, tout au plus des bécasses fanatiques à l’image des « crétins mâles » dont parle déjà Nietzche dans Par-delà le bien et le mal. De la même manière Yourcenar aime et traduit les poètes noirs américains mais elle se méfie déjà de ceux qui qui veulent aimer les noirs parce qu’ils sont noirs. Mais on dirait que depuis les Lumières toute la culture occidentale est orientée vers le totalitarisme idéologique, totalitarisme qui éclate aujourd’hui sur n’importe quel sujet !
L’idéal selon Yourcenar :
« J’aimerais que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité. »
Sur l’animal elle dit joliment (passons du coq à l’âne) – et noblement :
« Et puis il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, vivant sans plus, sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point, tout comme la souffrance des enfants (p 318). »
La souffrance animale obsédait Savitri Devi (qui ressemble un peu à Yourcenar, fanatisme idéologique dérisoire en plus) ; ici :
« Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés de 39/45. »
Cette insensibilité (Novalis en parle très bien et je l’ai repris dans mon livre sur Tolkien) est caractéristique des hommes modernes eux-mêmes élevés en batterie :
« Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (pour leur fourrure), nous ferions sans doute plus attention à l'immense détresse de certains prisonniers, dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but : les améliorer, les rééduquer, faire d'eux des êtres humains (p. 313). »
Sur l’éducation, elle propose ce modèle solidaire et païen (Céline fait de même dans ses Beaux draps où il propose un modèle radicalement nouveau de société, artiste et païen aussi) :
« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. »
Yourcenar remet comme Valéry l’enseignement de l’histoire à sa place, et elle propose un enseignement nouveau, pratique et non théorique (tous l’ont dit et fait pour rien, de Rousseau à Gustave Le Bon en passant par Illich) :
« Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir. On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. »
Elle propose la construction d’un homme libre et tolérant (c’est le contraire de ce que veut Greta, même si Greta adore la planète et les animaux, cherchez l’erreur) :
« On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »
Il faut aussi éviter la publicité marchande (Yourcenar vit aux USA, je suppose qu’elle avait une télé…) :
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »
Et, alors qu’on masque les enfants et qu’on les fanatise-formate sur le plan écologique ou sexuel :
« Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »
Tout cela est fini, maintenant on les masque, on les vaccine et on les encadre comme jamais. C’est Julius Evola qui compare constamment l’homme capitaliste à l’homme socialiste ; et notre dissident Zinoviev qui dit que le premier est pire que le second : comme il a raison !
Comme tout esprit censé elle refuse les actus alitées (le premier moderne à en avoir bien parlé fut Thoreau, voyez mon texte sur Platon et CNN…) :
« Je me suis toujours beaucoup méfiée de l'actualité, en littérature, en art, dans la vie. Du moins, de ce que l'on considère comme l'actualité, et qui n'est souvent que la couche la plus superficielle des choses. »
Elle ajoute sur ce merveilleux instrument (que plus personne ne critique, que tout le monde commente) nommé télévision :
«... l'homme manque de loisirs ?
Le fermier assis l'hiver près de son feu, se fabriquant au couteau une cuiller de bois en crachant de temps en temps dans les cendres, lui en avait. Il était plus libre que l'homme d'aujourd'hui, incapable de résister aux slogans de la télévision p 305 ».
Heidegger en parle quelque part de ce paysan, de sa pipe, du modèle de Van Gogh… Tout cela est loin maintenant, c’est pourquoi je dis et répète qu’il ne faut plus entretenir aucune nostalgie.
Suddenly it’s too late.
Après à l’heure où les religions abrahamiques continuent de faire parler d’elles si intelligemment, au Moyen-Orient et ailleurs, Yourcenar déclare :
« En matière de religion, on ne lui imposerait (toujours au pauvre enfant) aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. »
« On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. »
Ici elle se rapproche de Jünger (voyez mes textes sur Jünger et la santé) et de sa vision solaire et anti-médicale du corps physique.
Végétarienne (enfin, pas tout à fait), Yourcenar évoque son menu (ici elle fait penser à un des autres esprits libres de cette époque, l’indianiste Daniélou) :
« En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. »
Elle évoque l’agonie des bêtes (qui ne frappe personne dans les Evangiles pourtant) :
« Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de "digérer des agonies". En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un ; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route ; et naturellement pas de gibier, ni de bœuf, bien entendu.
- Pourquoi, bien entendu ?
- Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut "être comme tout le monde", j'ai changé d'avis ; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année (p. 288). »
Repensons à la manière dont Tony Blair traita un jour les vaches en Angleterre, pays de John Bull pourtant. Aujourd’hui de Davos il veut appliquer sa marotte et ses méthodes aux humains.
Yourcenar termine avec une citation bouddhiste :
« les QUATRE VOEUX bouddhiques que je me suis souvent récités au cours de ma vie :
lutter contre ses mauvais penchants ;
s'adonner jusqu'au bout à l'étude ;
se perfectionner dans la mesure du possible ;
si nombreuses soient les créatures errantes dans l'étendue
des trois mondes, travailler à les sauver.Tout est là, dans ce texte vieux de quelques vingt-six siècles… »
Esprit libre et original, dernière aristocrate élevée par un père dilettante et artiste, Yourcenar ne faisait déjà pas partie de ce monde. Et maintenant...
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Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes
Nicolas Bonnal
Bernanos fait rêver dans la France contre les robots, son essai le plus connu. Il rêve encore, on est en 44-45, la France est libérée et va renaître et montrer le droit chemin aux hommes, etc. Mais c’est dans La Liberté, pour quoi faire ? qu’il donne son vrai message. Le livre, ensemble de quatre conférences et non essais, est écrit (bravo à la préface courageuse de Pierre Gilles dans l’édition Folio) entre décembre 46 et avril 47 ; et le grand homme (« votre place est parmi nous ! » lui dit le Général qui quitte très vite le pouvoir lui aussi) a compris à qui il avait affaire.
Le constat est désespéré et désespérant. Sommes-nous tombés plus bas depuis, à coups de Gaza, de Reset, de Covid, de vaccins, de Biden-Macron-Leyen et consorts ? C’est possible mais je n’en suis pas sûr avec mon présent permanent ou ma Fin de l’Histoire: voyez mes textes sur Drumont, Céline ou Bernanos sans oublier ceux sur Bloy. Le froncé républicain issu de la débâcle de 1870-1871 mit fin à la certaine idée de la France. C’est un bourgeois ou un micro-consommateur débile, ringard et soumis que la télé mène à l’abattoir. Il ira twitter sur vos tombes. Même Péguy avec ce destin de retraité qu’il dénonce dans un texte sur Descartes avait compris. C’est dire.
Quand les carottes sont cuites il faut le dire. Bernanos écrit ainsi dans sa Liberté :
« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est I ‘humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à 'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. Car cette décomposition dont je parlais tout à l'heure aura évidemment une fin. »
La dégradation et la dégénérescence sont le fruit de l’étatisme et du socialisme, denrées très chéries en France. Bernanos se rapproche des libertariens (je parle des grands historiens comme mes regrettés amis Butler ou Raico, pas des politiciens) mais aussi de Tocqueville (que ne peut-il – le Souverain – nous ôter la peine de penser et de vivre ?) ou de Jouvenel, qui publie son phénoménal du Pouvoir au lendemain de la Guerre. Avec l’admirable Stefan Zweig Bernanos évoque ces temps d’avant 1914 où l’on voyageait sans passeport : une carte de visite et des lettres d’introduction suffisaient (c’était l’époque où l’on voyageait pour voir des gens, pas pour visiter des expos).
Bernanos a compris que la France est une masse, ce n’est plus un peuple. Il sort ces phrases formidables alors sur cette « masse affreusement disponible ».
« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940 - formée d'une immense majorité de pétainistes et d'une poignée de gaullistes - et celle de 1944 - formée d'une immense majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forment réellement qu'une seule masse affreusement disponible, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l'autre pente. »
Munich, Pétain, de Gaulle, en attendant mai 68 et la coupe du monde de football ! Un qui a bien compris cela aussi c’est Audiard. Voyez son film sur la France pour rire.
Certains ici trouvent que Bernanos exagère. Mais pensez aux vaccins, présents et à venir, vaccins qui seront obligatoire sinon vous n’aurez plus droit de manger ou d’éclairer votre maison.
« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naitre bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n’a égale que leur soumission à l’Etat. »
Des distraits nous parlent du néolibéralisme alors que l’on assiste au triomphe de l’Etat central universel qui accompagne le Trust des Trusts dont Bernanos parlait déjà dans sa Grande peur des bien-pensants.
C’est ma mère qui parlant de sa plage à Biarritz me disait qu’elle ne voulait plus s’y rendre, écœurée par le « dirigisme français » qui s’y manifestait : CRS, coups de sifflet, flipper, barboter entre des piquets, surfeurs industriels partout, etc.
Ce dirigisme Bernanos le voit à l’œuvre :
« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semble aspirer les démocraties elles-mêmes. »
Oh, mais comme il est pessimiste ce Bernanos ! Comme il est prophète de malheur ce Bernanos ! Comme il devrait se soigner (ou se vacciner) ce Bernanos, ai-je lu ici ou là.
Il envoie dinguer les optimistes dans une belle et célèbre formule :
« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »
Claude Janvier expliquait à Bercoff qu’il connaissait un jeune content de ne pas voyager, content de ne pas posséder de bagnole, content de ne pas prendre l’avion, content de disposer à vie de neuf mètres carrés et content surtout de ne pas polluer. Ils sont quelques milliards comme ça.
Bernanos voit très bien qu’il va être trop tard (le chant du « signe » comme on sait c’est Debord et ses Commentaires) :
« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »
Loin de l’hypocrisie de tous nos commentateurs cathos qui auront tout gobé avec ce pape (Gaza, le vaccin, l’Europe, le Reset, les migrants, le truc LGBTQ) Bernanos écrit :
« ... l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime. »
Le catholique était déjà une conscience disponible, affreusement disponible.
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Le voyage du chevalier Jean Cau dans la forêt
Non pas la farce des positions du monde, mais la posture droite dans le voyage d'une vie
par Donato Novellini
Source: https://www.barbadillo.it/111631-artefatti-il-percorso-del-cavaliere-jean-cau-verso-il-bosco/
Le parcours de l'écrivain français Jean Cau est curieux : il est passé du militantisme intellectuel de gauche - il a été le secrétaire de Jean-Paul Sartre pendant dix ans - à la droite radicale et à la Nouvelle Droite dans l'après-guerre, apparemment à la suite de certains de ses rapports sur l'épineuse question algérienne ; un choix sans doute anticonformiste et courageux, bien qu'en toute honnêteté placé dans un contexte culturel comme celui de nos voisins transalpins, beaucoup plus vivant que l'homologation intellectuelle presque totale de l'après-guerre qui s'est produite dans nos contrées italiques. Il a reçu le prix Goncourt pour son excellent roman La pitié de Dieu, qu'il faudra récupérer, et il s'est battu surtout dans le monde du journalisme.
Attention, Jean Cau n'est pas le réactionnaire typique, bien qu'il en ait progressivement pris toutes les caractéristiques, puisque Che Guevara était l'un de ses héros et qu'il a passionnément fait l'apologie du révolutionnaire argentin (Une passion pour Che Guevara, 1979), contribuant ainsi à introduire sa figure dans les circuits flétris de la droite, dans une tonalité anti-impérialiste et existentialiste.
Cau, originaire de Gascogne, portait secrètement dans son cœur, même dans la mondanité parisienne de ses années progressistes, un lien intime et atavique avec sa terre d'origine, une destination à la frontière de l'Espagne chargée d'histoire : sa passion pour la corrida, par exemple, une corrida réactionnaire à son époque, inavouable aujourd'hui sans déclencher un tollé animaliste. Occitanie, lenga d'òc, langue romane et vignobles, christianisme et paganisme se rejoignent ou se superposent pour le maintien des rites ancestraux, plus importants que la politique, plus importants que l'État et la religion en vogue. Là encore, il s'agit d'Europe, de racines.
C'est précisément de cette conscience d'appartenance à l'Occident, chargée de symboles, de traditions et de retour à la terre, qu'est né un livre de chevet très étrange, visionnaire, romantique et utopique, comme on dit dans ces cas-là : Le Chevalier, la mort et le Diable (1977), avec une double préface de Pietrangelo Buttafuoco et Sigfrido Bartolini. Un livre en quelque sorte formateur, si "passé" qu'il a transcendé le temps et les modes, si obsolète aujourd'hui qu'il est même prophétique dans certains passages. Le texte, examen artistique mais surtout symbolique de la célèbre gravure du même nom d'Albrecht Dürer, devient un prétexte pour esquisser la physionomie et la conduite d'un héros intemporel, donc accidentellement toujours contemporain. L'écrivain français fait sortir l'œuvre du musée, en animant sa fixité austère sans négliger aucun des éléments, même les plus microscopiques et allégoriques de la composition, pour tisser une intrigue qui touche à l'épuisement de la contemporanéité européenne.
La forêt, donc, une scénographie active et une destination nécessaire, ici certainement liée au traitement jungien, ainsi que référée par suggestion à l'épopée du Seigneur des Anneaux, précisément à la forêt de Fangorn, à la fois lieu de danger et de salut, et cela dépend de l'âme de la personne qui y entre. D'autre part, le chevalier d'acier va consciemment de droite à gauche, de la ville sur la colline au danger, de la vie à la mort, et Tolkien lève le doute avec la question de Frodon: "Mordor, Gandalf, est-ce à gauche ou à droite ? À gauche".
La mort ceinturée à la tête par des serpents avec un sablier à la main et le diable, un sanglier cornu armé d'une hallebarde, deux figures monstrueuses et bestiales semblent entourer désespérément le chevalier, un crâne au sol reposant sur le tronc d'arbre coupé devient un avertissement, vanitas memento mori, et pourtant il y a aussi la salamandre propice, symbole médiéval et transsubstantiel du Christ, puis le chien fidèle, à son tour protégé par l'allure puissante du destrier. Malgré le danger imminent et l'atmosphère hostile, le chevalier solitaire avance impassiblement, sans soucis matériels, sans illusions déformantes sur le passé et l'avenir, sans se soucier des contingences et des conséquences ; il se tient, inébranlable et serein, dans son passage boisé ; l'interprétation de Cau se fonde précisément sur l'archétype du soldat chrétien médiéval, un homme d'ascendance païenne, converti à la "nouvelle" foi plus par la possibilité de pouvoir se battre sous une bannière que par les principes fondateurs de la religion elle-même. C'est finalement - comme dans le film d'Ingmar Bergman Le Septième Sceau - une ultime bataille décisive qu'il doit affronter seul. Ici, à la fin, en l'absence du signe de l'ordre chevaleresque, l'influence existentialiste de Sartre et de son "Dieu absent" revient, ainsi que la définition particulière de l'anarchie développée par Jünger dans Le traité du rebelle.
Le Chevalier, la Mort et le Diable de Dürer
Le jeu des renvois à l'actualité clivante (celle, politisée, de la fin des années 1970) fonctionne jusqu'à un certain point, notamment en évoquant - quoique dans le pessimisme crépusculaire conscient de la civilisation européenne - une forme d'individualisme héroïque d'origine évolienne, plus concrètement l'indépendance active de l'individu à la manière de L'Unique et sa propriété de Stirner ; le livre n'indique en effet pas une voie, mais suggère plutôt la conduite à tenir. L'auteur prévoit, à tort comme d'autres dystopies à la Orwell, que le danger totalitaire viendra de l'Est, et pourtant au fond de lui il l'espère, au moment où les communistes de salon français et européens cessent d'y croire : le communisme russe est un masque destiné à tomber tôt ou tard, une peinture rouge sous laquelle résiste la dernière cavalerie européenne.
Les pages consacrées à la Russie, comme celles, impitoyablement réalistes, sur la décadence de l'homme européen, la purulence démocratique et la sécularisation catholique, ont tout le goût amer d'une prophétie adverse réalisée. S'éloignant radicalement du flou intellectuel, des arguties spéculatives et de l'existentialisme impuissant, Jean Cau nous laisse un précieux témoignage éthique et esthétique, dans une moindre mesure politique, car Le Chevalier, la Mort et le Diable n'est pas un essai sur la position possible à prendre dans les farces du monde démocratique libre, fait totalement négligeable, mais au contraire il pourrait encore nous apprendre à nous tenir droit sur un cheval, peut-être en direction de la forêt et de ses réponses.
Donato Novellini
19:25 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean cau, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Maurice Barrès et la France décérébrée vers 1890…
Nicolas Bonnal
Barrès n’est pas du tout ma tasse de thé (ô ces nationalistes bellicistes revanchards…), mais en retombant grâce à Wikisource.org sur ses médiocres Déracinés, je suis tombé sur ces pépites. Il semble que le destin de la France se soit joué les vingt premières années de la IIIème république, comme l’ont alors vu Cochin, Maupassant, Bloy, Drumont ou Bernanos. Un pays vieillissant bureaucratique, conditionné (programmation patriotique), humanitaire (lumière du monde, droits de l’homme, etc.) mais sanglant et conquérant, mais immoral aussi et nihiliste – en voie rapide de déchristianisation (voyez mes textes sur Mgr Gaume ou sur Mgr Delassus). Le reste est chez Zola, quand on aura appris à le lire (voyez mon texte sur le Bonheur des dames).
Barrès part en tout cas de prémices justes :
« Les forces vivantes de notre pays, ses groupes d’activité, ses principaux points d’union et d’énergie, dans l’ordre matériel ou spirituel, c’est aujourd’hui :
1° Les bureaux, c’est-à-dire l’ensemble de l’administration, où il faut bien faire rentrer l’armée. — Qu’on aime ou blâme leur fonctionnement, c’est eux qui supportent tout le pays, et, s’ils ont contribué pour une part principale à détruire l’initiative, la vie en France, il n’en est pas moins exact qu’aujourd’hui ils sont la France même. Il faut bien les respecter et les appuyer, quoi qu’on en ait : car, après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir. »
On se demande ce que cela veut dire : « après avoir diminué la patrie par des actes qui n’ont plus de remèdes, ils demeurent seuls capables de la maintenir ».
La bureucratie républicaine a tué la patrie mais elle seule sait la faire marcher ? C’est Léautaud qui se déchaînait contre Barrès – et comme il avait raison ! Dans Wikipédia on lit donc :
« Maurice Barrès a été élu hier à l’Académie. Cela me laisse extrêmement froid. Il y a longtemps que Barrès ne m’intéresse plus. Dire que j’ai lu vers 1894 Le Jardin de Bérénice avec dévotion, et que l’ayant repris tantôt, pour voir, les phrases qui me troublaient tant me sont insipides aujourd’hui. Encore un mauvais maître, pour ceux qui ont besoin de maîtres. Cela se voit à ce que font tous les jeunes gens qui l’imitent, témoin cet article signé Eugène Marsan, dans une petite revue, Les Essais, de décembre 1905, que je lisais hier. C’est énorme de ridicule et de prétention. Je l’ai souvent pensé et dit. […] De plus, il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite. »
Il est intéressant de rappeler que Barrès n’a pas été du tout un écrivain maudit (vil antisémite, fasciste, etc.) mais consacré par la république. Des dizaines de rues et autres portent son nom dans toute la France. Ah, ces lieux de culte de la mémoire…
Mais restons avec Barrès :
« …la France est divisée entre deux religions qui se contredisent violemment, et chacune impose à ses adeptes de ruiner l’autre. L’ancienne est fondée sur la révélation ; la nouvelle s’accorde avec la méthode scientifique et nous promet par elle, sous le nom de progrès nécessaire et indéfini, cet avenir de paix et d’amour dont tous les prophètes ont l’esprit halluciné… »
C’est évidemment la deuxième religion (ce scientisme si froncé) qui a le vent en poupée et qui va emporter une double victoire : le catholicisme va reculer – et il va se transformer. Retour à un de nos textes sur Bernanos :
Bernanos enfonce un clou cruel dans notre inconscience confortée :
« Les puissantes démocraties capitalistes de demain, organisées pour l’exploitation rationnelle de l’homme au profit de l’espèce, avec leur étatisme Forcené, l’inextricable réseau des institutions de prévoyance et d’assurances, finiront par élever entre l’individu et l’Église une barrière administrative qu’aucun Vincent de Paul n’essaiera même plus de franchir. »
Et il annonce, notre Bernanos, Jean XXIII, Paul VI ou Bergoglio, le polonais d’Assise, qui l’on voudra :
« Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques Fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’Etat, au titre d’auxiliaires du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de « cher maître » par cet imposant confrère… Seulement, la chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? »
On comparer le style de d’un au non-style de l’autre au passage.
En bon droitier républicain, Barrès envoie dinguer (ce n’était pas le moment) l’aristocratie :
« Quant à la noblesse, qui, avec les bureaux, la religion et la terre, encadrait et constituait l’ancienne société, c’est une morte: elle ne rend aucun service particulier, ne jouit d’aucun privilège, et, si l’on met à part quelques noms historiques qui gardent justement une force sur les imaginations, elle ne subsiste à l’état d’apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme. »
Rastaquouère c’est peut-être un peu dur non ?
Enfin vient le juste mot :
« Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie. »
Dans son livre Barrès relève le mortifère culte napoléonien auquel on n’a pas assez rendu justice. René Girard s’y est essayé, mais trop mollement (et tardivement !) dans son beau livre sur Clausewitz. Si jamais il y eut un monstre moderne mimétique (dont ne profitèrent, comme dit Chateaubriand, qu’une poignée d’usuriers – voir Mémoires, 2 L20 Chapitre 5), ce fut bien Napoléon. Que de cimetières remplis grâce à lui...
Le culte du héros est vite balayé :
« Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux. »
Le culte impérial (comme le pseudo-culte pseudo-gaulliste aujourd’hui, voyez mes textes sur Michel Debré pour vous en guérir) est décrit :
« Au tombeau de l’Empereur et tandis que des jeunes gens impatients de recevoir une direction s’agitaient sous nos yeux, nous avons cru reconnaître que la France est dissociée et décérébrée. »
Barrès voit des symptômes :
« Des parties importantes du pays ne reçoivent plus d’impulsion, un cerveau leur manque qui remplisse près d’elles son rôle de protection, qui leur permette d’éviter un obstacle, d’écarter un danger. Il y a en France une non coordination des efforts. Chez les individus, c’est à de tels signes qu’on diagnostique les prodromes de la paralysie générale. »
Ses réponses (des réponses de mauvais politicien, comme le constate alors Gustave Le Bon) on les connaît – et celles de ses parèdres - : éducation ou matraquage patriotique, germanophobie (aisément remplacée par la russophobie quand la bise sera venue), guerres antiallemandes puis mondiales, guerres de colonisation puis de décolonisation, construction euro-napoléonienne, etc.
Mais ce n’est pas notre sujet du jour…
Sources:
https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-la-fin-de-l...
https://www.dedefensa.org/article/zola-et-le-conditionnem...
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_D%C3%A9racin%C3%A9s/IX
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/09/17/general-de...
https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/04/18/monseigneu...
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Parution du numéro 466 du Bulletin célinien
Sommaire :
Gare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique
“La Cour de cassation refuse l’amnistie à Céline” (1951)
Iconographie célinienne
Le Non-dit dans Voyage au bout de la nuit
Actualité célinienne.
Quoiqu’il en soit, son point de vue est connu grâce à la presse qui l’a interrogé à ce sujet. On sait, par exemple, qu’il réclame, à titre de dommages et intérêts, 2 € par exemplaire vendu de Guerre, Krogold et Londres, soit environ 500.000 € ³. Résolument hostile à toute réédition des pamphlets (même une édition “encadrée” par des historiens), Guillaume Grenet dénonce avec force les « monstruosités » dont son arrière-grand-père s’est rendu coupable. Ce qui a suscité cette réflexion d’un journaliste bien connu des céliniens : « J’avoue que je ne suis pas du tout convaincu par ces gens qui se réveillent des décennies plus tard en jouant les belles âmes avec les pamphlets pour obtenir autre chose. »
23:25 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, louis-ferdinand céline, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Pierre Pascal, un intellectuel brillant entre l'Occident et le Japon
Luca Valentini
Source: https://www.paginefilosofali.it/pierre-pascal-un-geniale-intellettuale-tra-occidente-e-giappone-luca-valentini/
"Rome du soleil et du silence, Rome sacrée et sainte, que le galop incessant des hommes motorisés, avec ses vibrations sans fin, détruit plus sûrement que la pluie, au point de saper les fondements de tout ce qui reste encore anachronique dans un monde, rendu fou par l'actualité, mais de plus en plus inconscient de la valeur du Temps, dont la finalité absolue n'est autre que l'Eternité" (1).
Pierre Pascal (Mons-en-Barœul, 16 avril 1909 - Rome, 13 janvier 1990), poète sublime, fin intellectuel et profond connaisseur de la culture traditionnelle, peut être considéré comme l'un des exemples lumineux du 20ème siècle, où la dimension spirituelle a pu se réaliser dans une pragmatique expérimentale courageuse, reliant des courants d'âme et des cultures apparemment différents. Ses études juridiques interrompues, en effet, ne l'empêchèrent pas, par son inscription à la Sorbonne, puis sa fréquentation de l'Institut des langues orientales de Paris, de s'éprendre du monde lointain et ancestral de l'Extrême-Orient comme de la maturation d'un archétype dont il s'était toujours inspiré, tout au long de son existence, celui de la Rome éternelle. Engagé sur le front nationaliste en France puis en Italie pendant la dernière guerre mondiale, il n'a pas manqué d'exprimer avec lyrisme sa subtile proximité avec la mantique extatique et guerrière, qu'il partageait avec deux grands représentants de l'âme profonde de toujours du 20ème siècle, Gabriele D'Annunzio et Yukio Mishima.
Une des rares photos de Pierre Pascal, lors de son long exil romain.
La première biographie que lui a consacrée l'écrivain Gabriella Chioma, originaire de La Spezia, qui a récemment publié Pierre Pascal, lettres à une dame - entre Occident et Japon chez Novantico Editrice, s'inscrit dans ces lignes de vie. Le texte que nous avons le plaisir de présenter aux lecteurs de Pagine Filosofali se concentre sur une épistolaire corpulente - plus de 400 missives - d'une dame anonyme, qui permet à l'auteur de reconstruire la double expérience spirituelle de Pascal, entre l'âme occidentale et l'âme japonaise, sous le signe de la dédicace initiale que Chioma elle-même adresse au génie français :
"A Pierre Pascal, Combattant de la plume et de l'épée sur le Front de l'Esprit...".
Un an avant sa démobilisation de l'armée française en 1934, il est le fondateur de la revue littéraire "I quaderni di Eurydice" (2), qui lui permet de s'affirmer dans le monde culturel et littéraire parisien, en ayant toujours comme pivot d'inspiration la rencontre fatale avec Charles Maurras et le domaine de l'épopée archaïque, dans une union mystérieuse entre le politique et le sacré, qui le conduira à écrire et à publier la fameuse "Ode à la troisième Rome" en 1935 aux Editions du Trident. Comme le souligne Chioma, son lyrisme a déterminé un plan d'action traditionnel et pédagogique, ne se limitant pas à l'abstraction ou à l'art comme moyen d'expression personnelle, dans une simple production sans fondement :
"L'exercice poétique est devenu - et est resté jusqu'à la fin - une arme idéale pour lutter contre toute forme de barbarie, de dégénérescence et de vulgarité, en stigmatisant en particulier la décadence et l'hypocrisie de notre époque" (3).
Cette disposition le conduit (4) d'abord à fréquenter l'appartement parisien de René Guénon (en 1928, sur présentation de Pierre-Noël de la Houssaye), par lequel il entre ensuite en contact avec Julius Evola. Alors que la relation avec le premier fut interrompue par la conversion à l'islam du traditionaliste français qui s'était installé au Caire, Pascal, fervent catholique, malgré la différence religieuse encore plus marquée, établit avec Evola une relation qui s'avérera de plus en plus solide au fil du temps, jusqu'à la mort d'Evola en 1974.
C'est à cette relation privilégiée que l'auteur a consacré un chapitre spécifique de l'ouvrage en référence, capturant, de notre point de vue, toute l'unicité d'une vision traditionnelle de la vie et du sacré, qui peut également surmonter d'amères différences religieuses. Critique, pour des raisons évidentes, du texte d'Evola sur l'Impérialisme païen, dans sa dénonciation des catabases de la civilisation moderne, l'intellectuel et philosophe français y a cependant trouvé une Weltanschauung de référence commune:
"C'est donc cette vision du monde qui unit les deux grandes personnalités, unies aussi en vivant leur propre exceptionnalisme et leurs propres choix idéologiques, de manière autochtone, hors du cadre d'un régime" (5).
Deux autres rencontres extraordinaires de Pierre Pascal doivent être mentionnées et racontées, et Gabriella Chioma les aborde dans son texte avec ponctualité et profondeur : il s'agit de ses rencontres spirituelles avec Edgar Allan Poe et avec Yukio Mishima.
Si la rencontre avec l'écrivain américain du 19ème siècle a été pour Pascal "un gigantesque labyrinthe de poésie, de clés ésotériques de l'histoire littéraire" (6), à travers lequel une âme inébranlable, religieusement inébranlable en elle-même, a cherché le fondement de sa propre existence dans la recherche documentaire tourbillonnante et incessante, inhérente à un artiste dont la personnalité inquiète a pénétré le poète français et lui a ouvert le monde, il n'en reste pas moins qu'elle a été une source d'inspiration pour l'auteur. Le monde de l'astrologie, entre autres, mais aussi la fréquentation d'auteurs comme René Quinton ou des rencontres manquées comme celle d'Alain de Benoist, défini sans grand espoir comme "darwinien, gramscien, brutalement antiromain" (7).
L'âme orientale, extrême-orientale, s'est réveillée chez Pascal à l'occasion de sa rencontre fatidique avec Yukio Mishima, avec lequel il était lié à la fois par une enfance problématique commune et par une répulsion commune des sociétés, occidentale et orientale, dans lesquelles leurs existences respectives s'inscrivaient. Comme le rapporte Gabriella Chioma, à partir d'un document de 1980, le poète français lui-même était conscient du fait qu'il n'y a pas de hasard et la vie est une rencontre" (8), dans le contexte d'une hypersensibilité qui réunissait l'âme la plus profonde et la plus héroïque du Japon avec un membre estimé de l'Académie impériale de la "Forêt des pinceaux". Une amitié durable et solide est née, qui n'a été interrompue que par le harakiri de Mishima, mais qui a perduré grâce à cette mystérieuse union dialectique qu'ils avaient tous deux avec la vie, entre l'Occident, expression de Rome, et le Japon du soleil radieux, expression du même archétype métaphysique. Ce point commun subtil a permis à Gabriella Chioma de dessiner magistralement la personnalité de deux grands samouraïs de l'Esprit. C'est là que réside l'essence d'un texte qui, grâce également à la préface et à la postface de Federico Prizzi, rapproche émotionnellement le lecteur de l'un des plus ingénieux investigateurs de la Tradition du XXe siècle, Pierre Pascal :
"Comme la fleur de cerisier est la fleur sublime, l'homme par excellence est le Samouraï" (9).
Notes :
1 - Pierre Pascal, le poète français chanteur de la Troisième Rome, in Carmine Starace, Panorama de la littérature française d'après-guerre, in Rassegna Nazionale, mai 1938 ;
2 - Gabriella Chioma, Pierre Pascal, lettere ad una Signora, Novantica Editrice, Cantalupa (TO) 2023, p. 35 ;
3 - Ibid, p. 45 ;
4 - Ibid, p. 46 ;
5 - Ibid, p. 70 ;
6 - Ibid, p. 90 ;
7 - Ibid, p. 97 ;
8 - Ibid, p. 127, note 135 ;
9 - Ibid, p. 136.
Luca Valentini
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Balzac et la première rébellion féministe des femmes
Nicolas Bonnal
La Femme de trente ans… Ce roman lance le bovarysme psychologique et sociétal. Mais Julie est beaucoup moins passive qu’Emma et elle se rebelle intellectuellement contre les hommes… Et déboulonne la société, annonçant nos législations folles d’aujourd’hui (on n’en fait pas un drame : après tout, qu’elle dégage, l’espèce dite humaine) :
– Obéir à la société ?... reprit la marquise en laissant échapper un geste d’horreur. Hé ! monsieur, tous nos maux viennent de là. Dieu n’a pas fait une seule loi de malheur ; mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes, nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne le serions par la nature. La nature nous impose des peines physiques que vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé des sentiments que vous trompez incessamment. La nature étouffe les êtres faibles, vous les condamnez à vivre pour les livrer à un constant malheur. Le mariage, institution sur laquelle s’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout le poids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs. Nous vous devons toute notre vie, vous ne nous devez de la vôtre que de rares instants. »
Makow rappelait que pour les féministes le sort des femmes dans la société machiste, c’est Auschwitz. ! Notre sacré Balzac (pas son personnage) n’en est pas loin non plus :
« Hé bien, le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, me semble être une prostitution légale. De là sont nées mes souffrances… »
Pour notre bon gros romancier réaliste (réaliste ou romantique ?), la vie de la femme devient un cercle des horreurs dantesques :
« Mon avenir est horrible, je le sais : la femme n’est rien sans l’amour, la beauté n’est rien sans le plaisir ; mais le monde ne réprouverait-il pas mon bonheur s’il se présentait encore à moi ? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suis jetée dans un cercle de fer d’où je ne puis sortir sans ignominie. Les devoirs de famille accomplis sans récompense m’ennuieront; je maudirai la vie; mais ma fille aura du moins un beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertu pour remplacer les trésors d’affection dont je l’aurai frustrée. Je ne désire même pas vivre pour goûter les jouissances que donne aux mères le bonheur de leurs enfants.
Je ne crois pas au bonheur. »
Cerise sur le gâteau :
« Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate bien autrement horrible d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs vous l’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces : une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour elles aucune pitié !
La beauté, les vertus ne sont pas des valeurs dans votre bazar humain et vous nommez Société ce repaire d’égoïsme. »
Et ces braves gens n’avaient rien vu.
Le pauvre curé répond à Julie :
– Madame, vos discours me prouvent que ni l’esprit de famille ni l’esprit religieux ne vous touchent, aussi n’hésiterez-vous pas entre l’égoïsme social qui vous blesse et l’égoïsme de la créature qui vous fera souhaiter des jouissances…
– La famille, monsieur, existe-t-elle? Je nie la famille dans une société qui, à la mort du père ou de la mère partage les biens et dit à chacun d’aller de son côté. La famille est une association temporaire et fortuite que dissout promptement la mort. »
Balzac tape ensuite sur le désastreux bilan napoléonien des réformes du droit civil :
« Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, la pérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombres autour de moi. »
Le curé est excellent (ah, si nos bons prêtres pouvaient parler comme ceux de Stendhal, de Balzac ou même de Pagnol) :
– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa main s’appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez de temps pour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolations en baissant les yeux sur la terre au lieu de les lever vers les cieux. Le philosophisme et l’intérêt personnel ont attaqué votre cœur ; vous êtes sourde à la voix de la religion comme le sont les enfants de ce siècle sans croyance ! Les plaisirs du monde n’engendrent que des souffrances. »
Et ici le prêtre enfonce très bien le clou.
«Vous allez changer de douleurs voilà tout. »
C’est le fardeau de la personnalité qui va apparaître, dont parlera plus tard Pearson, et dont se moquera Nietzsche dans son Zarathoustra. Debord évoquera ce conglomérat de solitudes sans illusions que nous sommes devenus. Tout cela se termine par une destruction – destruction ou anéantissement ? - de la démographie européenne qui aujourd’hui s’exporte au reste du monde, Amériques, Asie, Afrique exclue bien entendue
Sources:
Balzac - La femme de trente ans, ebooksgratuits.com, pp. 96-102-103
Nicolas Bonnal – Chroniques sur la fin de l’histoire (I, II et III), Amazon.fr
21:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, honoré de balzac, balzac, féminisme, 19ème siècle, bovarysme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Lucien Rebatet, révolutionnaire décadent
Rebatet, selon l'essayiste Claudio Siniscalchi, est un véritable paradigme de cette large patrouille d'intellectuels qui lisent l'histoire de la France moderne en termes de décadence.
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/111174-lucien-rebatet-rivoluzio...
Ces dernières années, dans le paysage éditorial italien, il semble y avoir un regain d'intérêt pour le fascisme français. Claudio Siniscalchi fait partie des auteurs qui ont le plus contribué à cette résurgence d'études thématiques. Son dernier ouvrage, Un revoluzionario decadente. Vita maledetta di Lucien Rebatet, en librairie aux éditions Oaks (sur commande : info@oakseditrice.it, pp. 182, euro 20.00). Selon l'auteur, Rebatet est un véritable paradigme de cette vaste compagnie d'intellectuels qui ont lu l'histoire de la France moderne en termes de décadence, mais qui étaient en réalité profondément enracinés dans ce monde.
Rebatet est né en novembre 1903 dans l'ancien Dauphiné. Il est éduqué dans une école dirigée par des religieux, pour lesquels il éprouve un dégoût irrépressible. Son père, notaire d'obédience républicaine, et sa mère, catholique d'origine napolitaine, ne parviennent pas à l'attirer dans leurs univers idéaux respectifs. En 1923, le jeune Rebatet arrive à Paris. Dans la capitale, il étudie la littérature à la Sorbonne et fréquente assidûment Montparnasse, quartier excentrique où règne une vie nocturne intense et où se déroulent des manifestations culturelles et artistiques novatrices. C'est au cours de ces années que débute sa collaboration avec L'Action française de Maurras, d'abord en tant que critique musical, puis en tant que critique cinématographique. Contrairement à Maurras, Rebatet "n'est ni catholique ni anti-allemand" (p. 19). Doté d'un style mordant, ses articles connaissent un succès immédiat. Son ascension au sommet de l'intelligencija de la "droite" française commence en 1932. Cette année-là, ses contributions paraissent dans l'hebdomadaire Je suis partout. Dans ces colonnes, il passe de la critique cinématographique à la polémique politique. Ses écrits témoignent du dépassement progressif des positions de Maurras, dans le sens d'un soutien total à la cause "fasciste".
En présentant l'itinéraire intellectuel et politique de Rebatet, Siniscalchi dresse un tableau organique du monde intellectuel varié et vivant du "fascisme" français, en discutant des relations qui existaient entre les principaux interprètes de cette faction intellectuelle et politique. Il parvient ainsi à des jugements équilibrés, conformes aux exigences de la recherche historique. Il précise notamment comment le rapprochement de Rebatet avec l'Allemagne nationale-socialiste s'explique par la conviction profonde que les ennemis de la patrie sont "intérieurs" et se reconnaissent dans : "les Maghrébins, les Noirs, les Jaunes, les Russes anciens et nouveaux, les mineurs polonais, les Italiens" (p. 23), venus en France pour les raisons les plus disparates. Ces catégories seront bientôt remplacées par l'ennemi par excellence, le Juif. Les révolutionnaires et les juifs qui ont quitté l'Allemagne après 1933 ont rencontré les exilés antifascistes italiens et ont formé l'Internationale antifasciste. Celle-ci devait être combattue, selon l'auteur, par l'internationale fasciste.
Ainsi, l'idée d'un fascisme européen comme seule réponse possible à la décadence de notre continent mûrit chez Rebatet, ainsi que chez Drieu La Rochelle. La fièvre antisémite se radicalise en France, avec la conquête du pouvoir par le Front populaire de Blum. Rebatet, nous dit Siniscalchi, reste un observateur attentif des phénomènes contemporains. Après la publication de l'Histoire du cinéma de Brasillach et Bardèche, il montre qu'il ne partage pas l'exégèse esthétique néoclassique de Maurras et qu'il voit dans le cinéma un art aux potentialités extraordinaires. Il n'est pas un critique de cinéma animé par des préjugés anti-américains : "Dans les films hollywoodiens [...] il trouve souvent des œuvres saines et spontanées, vitales et viriles [...] des œuvres dépourvues de superficialité et de fausseté" (p. 49). En 1937, il va même jusqu'à définir La grande illusione, un film critiqué en Italie par Luigi Chiarini, comme le meilleur produit de l'année. Il s'insurge également contre "le pessimisme moral typique des films les plus significatifs du "réalisme poétique" français" (p. 52). Rebatet devient le plus important critique de cinéma du pays pendant l'Occupation. Selon lui, les "Aryens" et les Français Lumière et Méliès sont responsables de la naissance du cinéma: "Les "Juifs" ont récolté les copieux fruits économiques de cette invention" (p. 73), tant en Europe qu'aux États-Unis.
Le collaborationniste ne fait qu'appliquer à l'histoire du cinéma le schéma développé par Wagner pour ses écrits sur le judaïsme musical. Le résultat, note Siniscalchi, est une "falsification" de l'histoire du cinéma français. L'activité d'écrivain de Rebatet trouve son apogée dans deux livres. Le premier, Les décombres, peut être considéré comme le véritable manifeste idéologique de la "tentation fasciste". Il connaît un succès inattendu et immédiat. Rebatet y "attaque avec une rare violence les institutions, les partis, les hommes politiques, les intellectuels, appelant à [...] la "déjudaïsation" du pays" (p. 100). Rebatet est convaincu de l'inanité de la tentative politique menée à Vichy: seul un authentique fascisme français aurait pu relever la France, sur la base du national-socialisme allemand. À la Libération de Paris, après une évasion audacieuse, Rebatet est arrêté et condamné à mort, mais la peine est bientôt commuée en détention à perpétuité. En fait, il est resté dans les prisons françaises pendant plusieurs années.
En 1951, il publie un nouveau roman, Les deux étendards. Sur le plan littéraire, il s'agit d'un retour à Proust, mais l'inspiration profonde est nietzschéenne et antichrétienne. Siniscalchi, se référant aux études de Del Noce et de Voegelin, inscrit les thèses exprimées dans ce volume dans les positions révolutionnaires modernes et néo-gnostiques des religions politiques. En ce qui nous concerne, ce qui est surprenant chez le Français, c'est que son adhésion à la vision "païenne" de la vie l'ait conduit à embrasser la cause nationale-socialiste. Au contraire, pour l'écrivain, attentif au thème de la leçon de Benoist, mais pas seulement, le nazisme est l'expression typique du monothéisme politique, "Un peuple, un Reich, un chef", rien de plus éloigné des conceptions issues d'une approche polythéiste du monde.
En tout cas, Rebatet, pendant la période dramatique de l'après-guerre, a vécu dans la solitude, marginalisé, sans abjurer, il est vrai, les idées qu'il avait défendues avec tant de véhémence dans les années précédentes. C'est le mérite de Siniscalchi d'avoir remis au centre du débat ces idées et les événements auxquels l'écrivain a participé.
12:14 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lucien rebatet, livre, fascisme, fascisme français, france, histoire, collaboration, cinéma, années 30, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du numéro 465 du Bulletin célinien
Sommaire:
Jean Fontenoy et Céline
Bibliographie : les témoignages - Les souvenirs du cuirassier Pavard
Inénarrable Benoît-Jeannin ! Dans un article sur les manuscrits retrouvés, il revient sur son admiration passée pour Céline. Elle fut écornée, confie-t-il, par sa rencontre avec un normalien qui lui affirma, au mitan des années soixante, « témoignage de son oncle à l’appui, que Céline était loin d’être le “médecin des pauvres” qu’il prétendait ». Durant sa carrière médicale, le docteur Destouches a essentiellement travaillé dans des dispensaires de la banlieue ouvrière (Clichy, Sartrouville, Bezons). Sa patientèle était donc composée de gens pauvres. Pourquoi diable faut-il remettre ça en question? Mais Benoît-Jeannin ajoute : « J’avais depuis longtemps fait la part des choses et j’en étais arrivé à ne plus supporter le personnage qui avait affabulé toute sa vie. » Et de conclure gauchement : « Bref je n’étais plus célinien. » Admirable ! Reprocher à un romancier d’affabuler est d’une nigauderie patentée. D’autant que Céline n’a cessé de mythifier son personnage, ayant fait de sa vie la matière romanesque de son œuvre. Benoît-Jeannin affirme aussi qu’il était le « chouchou des autorités allemandes d’occupation ». Faux : les Allemands révéraient Claudel, Montherlant, Giraudoux, Chardonne. Pas Céline. Exception notable : Karl Epting. En 1942, Bernhard Payr, érudit littéraire nazi, publie un ouvrage sur l’état de la littérature en France. Il y juge sévèrement Céline qui « a remis en question à peu près tout ce que l’être humain a produit de valeurs positives et l’a traîné dans la boue. » Et lui reproche, cela va de soi, son « langage ordurier ». Ce docteur en philologie n’était pas n’importe qui : il dirigeait l’“Amt Schrifftum” (dépendant de l’Office Rosenberg), instance de surveillance de ce qui s’éditait en Allemagne et dans les pays occupés. Telle était la position officielle des nationaux-socialistes à l’égard de Céline.
À la suite de Philippe Alméras et d’Odile Roynette, Benoît-Jeannin met en doute la validité de la réforme dont Louis Destouches bénéficia en décembre 1915. Or les archives médicales sont formelles : sa blessure au bras provoqua une paralysie qui prédominait sur l’extension des doigts de la main droite. On a même décelé une “dégénérescence” de son nerf radial au niveau de la main. Le Dr Loisel, qui a étudié la question, précise qu’il ne pouvait rigoureusement plus effectuer le geste fin d’actionner une gâchette. Le cuirassier était donc inutilisable au front. Roynette était au printemps dernier l’invitée d’une discussion télévisée sur Céline¹. Elle n’a pas craint d’affirmer que “l’esprit de la Résistance” s’est incarné dans le sauvetage des manuscrits. Elle ne dit pas s’il s’est incarné dans la disparition des œuvres de Degas et de Gen Paul qui se trouvaient aussi dans l’appartement… L’historienne fait également sienne l’affirmation de Taguieff selon laquelle Céline fut un agent des services de renseignements allemands. Émile Brami, qui participait également à ce débat, a rétorqué que, selon lui, on ne peut pas accuser quelqu’un d’un fait aussi grave sans apporter des preuves. Et d’affirmer, ce que nous savions déjà, que Taguieff sollicite les documents. Ce n’est pas défendre Céline que de rétablir les faits, ce qui n’excuse en rien les actes ou écrits dont il est réellement coupable.
• Maxime BENOÎT-JEANNIN, « Céline’s War » in Que faire ? [Bruxelles], n° 5, novembre 2022, pp. 83-96 (20 €)
14:11 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, littérature, louis-ferdinand céline, lettres, lettres françaises, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Poésie: Laurence Guillon contre « les dévoués valets des Ténèbres »
Nicolas Bonnal
Ce texte sur des vers rimés promis à de rares Happy Few (l’expression n’est pas de Stendhal mais de Shakespeare comme toujours) s’adresse aux fans de Laurence Guillon, qui offre l’originalité d’un blog double – de combat et de lutte contre les ténèbres du mondialisme ; et de survie et résurrection intérieure, résurrection qui se passe dans le cadre qui lui convenait de notre Russie orthodoxe et profonde. Le cas est assez exceptionnel : on pense à cette autrichienne ministre persécutée depuis et qui était aussi polymathe, et que Poutine avait salué le jour de son mariage. Laurence poétesse est aussi traductrice, jardinière, musicienne, chanteuse et peintre – elle m’a offert un très beau tableau solaire qui orne mon deuxième appartement de travail dans mon bled andalou. Je ne peux malheureusement pas dire que l’Espagne ait gardé les vertus que Laurence trouve en Russie profonde, à cent bornes de Moscou ? Mais Laurence est tout sauf une illuminée, cette aventurière voit les choses telles qu’elles sont, c’est une mystique avec un regard réaliste et parfois profane. Le mystique trop rêveur a vite fait de se faire bouffer – esprit compris – par les Temps qui courent. Quant au prosaïque malin (Poutine obéit aussi à Davos…) il peut crever.
Soyons réalistes donc. J’ai demandé ses poèmes à Laurence par curiosité et aussi ai-je ajouté parce qu’ils sont trop chers. Ancien poète amateur moi-même j’ai bradé les mieux (écrits depuis trente-cinq ans quand même) à trois euros sur Amazon. Et j’ai des couillons de lecteurs qui tentent de le revendre à deux euros. La poésie est un risque à courir par les temps qui courent, puisqu’il n’y a plus de lecteurs – ou peu s’en faut. Le mieux est de lui virer une somme sur un compte français et de recevoir le PDF. Ou de commander le livre, si mon texte le justifie !
J’ai aimé le ton et les sujets guerriers des textes, et j’ai pensé au fabuleux peintre Desvallières, l’ami flamboyant de Léon Bloy, génie méconnu, mystique et expressionniste, père de toute une tribu, et qui s’engagea sous les drapeaux à 53 ans pour défendre sa patrie, dans cette guerre où tous nobles moururent. Après on n’eut plus que des électeurs et des consommateurs. Dans ses alexandrins (donc dans ses vers de mirliton, car il faut se mettre à la portée du public contemporain), Laurence écrit dans son très grand poème l’Arche, toute conscient des enjeux apocalyptiques actuels :
« Le monde s’ouvre en deux, comme un crâne brisé,
Coulent les ténèbres, avec le sang versé,
Où se noient emmêlés les bêtes et les gens,
Trop peu de coupables et beaucoup d’innocents. »
Je trouve malheureusement qu’il y a bien moins d’innocents que jadis, qu’il s’agisse de guerre américaine, de vaccins, de credo climatique ou autre. Avant le paysan sacrifié par Robespierre ou Gambetta n’était pas informé, maintenant on aime se désinformer, fût-ce au risque de se faire écharper, affamer et ruiner. Le troupeau est enthousiaste comme Céline avant la giclée de Quarante. Il aime le mensonge, il aime le chiqué.
Refusons alors leur sabbat (climat vaccin guerre totale) :
« Les voilà tous dansant sur nos tombes futures.
Et l’unique chose dont je puis être sûre,
C'est qu'à leur bal maudit, je n'irai pas valser
Sans doute je mourrai, mais sans avoir chanté
Les louanges du diable et de ses diablotins
Qu'encensent bégayant tous ces tristes pantins. »
C’est tout ce qu’on peut faire en effet : refuser de chanter avec ce pape (lui ou un autre) le diable et ses sacrements.
Laurence visionnaire écrit ensuite dans son Echo secret des massacres :
« Voilà qu’arrive l’impossible...
Ces cohortes épouvantées
Devant le fracas des armées,
Et ces nuages invisibles,
Depuis ces villes écharpées,
Sont pleins des présences terribles
Que vous nous avez déchaînées,
Dévoués valets des ténèbres,
Malfaiteurs puissants et célèbres,
Aux âmes déjà remplacées
Par ceux qui vous les ont volées. »
Ce grand remplacement des âmes est en effet grandiose ; je cite toujours le film de Don Siegel l’Invasion des profanateurs de sépultures. Nous voulions montrer que les gens devenaient des légumes, disait le maître de Clint Eastwood. On est au milieu des années cinquante: la télé bouffe tout, l’autoroute (voyez aussi Stanley Donen) aussi, et bientôt le monde cybernétique qui inspire à Debord des lignes superbes.
Le combat du système technétronique pour reprendre un terme célèbre passe par une censure de la terre, une interdiction de tous les éléments : terre, air, soleil, eau. L’écologiste rêve d’une terre brûlée et d’un homme affalé effaré. En effet le diable veut nous priver de la nature pas seulement de la vie (voyez et écoutez Harari sur les Territoires occupés).
Laurence écrit dans Joyeux Noël :
« C’est la terre qu’ils n’aiment pas,
Et qu’ils nous ont privée de voix,
Et puis le ciel bleu par-dessus,
Qui leur blesse par trop la vue.
Ils n’aiment pas la vie qui sourd
Des moindres failles du béton,
Tout ce qui brûle avec passion
Et sanctifie le fil des jours. »
C’est le sujet de mon libre sur la Destruction de la France au cinéma, France bétonnée et remplacée dans les années soixante par un gouvernement soi-disant souverainiste. Voyez Mélodie en sous-sol (ô Gabin à Sarcelles ville nouvelle…), Alphaville de Godard ou Play Time de Tati pour comprendre.
Laurence ajoute :
« Ils sont laids, froids, méchants et bas
Mais on n’entend plus que leurs voix,
Leurs mille voix dans le désert
De nos pays prêts à la guerre. »
Les techno-démocraties sont toujours en guerre depuis des siècles, mais ces guerres sentent la mort, elles ne témoignent jamais d’un excès de vie. De pures guerres d’attrition, celle de Quatorze et de Quarante, des guerres voulues par la bulle financière « anglo-saxonne » (ouaf), comme celle d’Ukraine. Une élite aux vues reptiliennes ou extraterrestres dirait-on.
Dans Cassandre (lisez le chant II de l’Enéide mon Dieu) Laurence écrit superbement :
« La bêtise aux cent mille bouches,
Le grand tohu-bohu du diable,
S’en va remplir ses desseins louches
En rameutant la foule instable,
Chien noir de cet affreux berger,
Glapissant à tous les échos,
Elle pousse à courir nos troupeaux
Sur les chemins qu’il a tracés.
Et comme il y va volontiers,
Le grand troupeau des imbéciles,
A l’abattoir sans barguigner,
Se pressant pour doubler la file. »
Le troupeau des imbéciles a été fabriqué artificiellement par la culture et l’art moderne (lisez Jacques Barzun, qui en parle bien, un autre exilé lui aussi) ; mon ami Paucard avait excellemment titré : la crétinisation par la culture – et par la télé, et par les médias, et par l’immobilier, et par l’économie, et par les vacances, et par la politique (quel candidat fera enfin la guerre à la Russie, merde ?).
C’est Alain Soral qui disait l’autre jour que la France ne pourrait être sauvée que par un miracle : que c’est juste !
Car la France est tombée plus bas que la plupart des pays, même d’Europe. Et comme je l’ai montré, ce n’est pas parce qu’elle est une victime ; c’est parce qu’elle l’a voulu. C’est le coq hérétique, ou comme dit Van Helsing la concubine de Satan, et depuis longtemps.
Très beau poème aux teintes géographiques : Aigues-mortes, Saintes-Maries. Laurence pense à Saint-Louis tandis que l’emplâtre revote Macron :
« Aigues-Mortes, Saintes-Maries,
Aux quatre vents bien élargies,
Reviendra-t-il jamais le saint roi d’autrefois
Dans sa robe de lys, sur son blanc palefroi ?
Aigues-Mortes, Saintes-Maries,
Verrons-nous demain déferler,
Sur vos ruines de sel blanchies,
De sombres foules d’étrangers,
De conquérants et de bandits,
De bateleurs et d’usuriers,
Qui vendront vos fils au marché
Sous l’amer soleil du midi ? »
Quand on est Français sincère et lucide on a de quoi désespérer – j’en sais quelque chose. Laurence écrit sans hésiter dans la Fin du jour :
« Je meurs sans descendance et j’en rends grâce à Dieu,
Sur l’autel de Moloch, je n’étendrai personne.
Pas de fille soumise au plaisir des messieurs,
Pas de garçon brisé par le canon qui tonne. »
Sur l’imbécillité cosmique qui frappe ce peuple depuis longtemps (revoir Drumont, Céline ou Bernanos) Laurence écrit un texte admirable, l’abîme :
« L’abîme s’élargit et le tumulte croît
Sur la terre entière, le grand tohu-bohu…
Mais la France ébahie ne le voit toujours pas
Et n’entend pas les voix de ses anges perdus.
Elle ne comprend pas que déjà tout finit,
Qu’en bradant son honneur aux bandits de rencontre,
Elle dut en concevoir tous ces horribles fruits
Qui, mûris à présent, vont et partout se montrent.
Etrangers à la terre et bien trop loin du ciel,
Nous voici pourrissants dans cet entre-deux,
Sans idées, sans patrie, sans famille et sans Dieu,
Mollusques accrochés au néant démentiel. »
Mollusques accrochés au néant démentiel : je parlais Desvallières, on dirait du Goya. Il faudrait être Tarkovski pour filmer un texte comme celui-là.
Pour se raccrocher on a les animaux (je repense toujours à Leopardi et à ses oiseaux) ; dans Hommage notre poétesse écrit :
« Mon gentil petit chien, vas-tu me pardonner
De recueillir si tôt ce chien qui te ressemble ?
Malgré tout, je le sais, dedans l’éternité,
Nous nous retrouverons à jamais tous ensemble.
Et tu ne seras plus, là-bas, aussi jaloux,
Car d’amour jaillissant nous ne manquerons point. »
L’amitié des animaux est un don divin comme on sait (elle peut aussi devenir un don pour crétins, tout étant parodié en nos temps retournés) ; alors Laurence ajoute :
« Et toi, pendant neuf ans, mon joli petit chien,
Tu fus le gai soleil des instants quotidiens,
Gracieux comme un lutin.
Je t’ai porté là-bas, dans notre monastère,
Je t’ai bercé longtemps dans le vent de l’été,
Qui croyait avec toi pouvoir encore jouer,
Puis j’ai dû te coucher, souple et doux, dans la terre
Pour la première fois, j’ai dû t’abandonner. »
Parfois Laurence sur son blog écrit des phrases fulgurantes sur son paysage russe, et surtout sur le ciel. Je ne me suis jamais risqué à décrire le ciel moi (trop peur qu’il me tombe sur le ciel !) ; mais dans l’Arc-en-ciel elle écrit :
« De tous ces plats d’argent renversés sur les champs,
Coule le lait de la lumière qui s’étale,
Et dans les blancs remous de cette gloire pâle,
De scintillants oiseaux montent tourbillonnants.
Au loin, l’ourlet bleui des collines dormantes
Borde de noirs labours et des vignes crispées,
Les nuées soulevées basculent, chancelantes,
De lourdes draperies au nord-ouest épanchées.
Et sous leurs plis violets s’esquisse l’arc-en-ciel… »
C’est très beau, innocent, et cela me mène à mon poème préféré (techniquement – au sens de Platon dans le dialogue Ion), que je ne commenterai pas :
Pressentiment
« Il est des jours d’été pleins d’automne secret,
Comme au sein d’un beau fruit l’obscur noyau repose.
Leur lumière est plus douce et leur vent est plus frais,
Je ne sais quel mystère imprègne toutes choses.
Sur le ciel trop brûlant passe un voile doré
Qui donne à la nature un fond glorieux d’icône,
Les arbres s’illuminent et les prés desséchés
Font au nimbe solaire un drap de paille jaune.
Et mon cœur s’éclairant, pareil au verre frêle
De la lampe allumée, couvant la jeune flamme,
Laisse monter sereine à timide coups d’ailes,
La lente adoration qui embrase mon âme. »
On a ici un bel héritage de cette culture française qui n’existe pas. Mais pas de commentaires !
Dans Sainte Rencontre, Laurence écrit :
« Le vieillard Siméon prit le petit enfant,
Qui portait les étoiles dedans son corps langé,
Et vit dans ce moment jusqu’au fond le passé
Qui monte vers demain sous le flot des instants.
La grande croix du temps qui perce nos destins,
Irradiant nos larmes d’une lumière sans fin,
Instrument de supplice qui jette sur nos vies
L’éclat écartelé qui les réconcilie.
Verticale des siècles dans la mer éternelle,
Astre des jours plongé sous l’écume actuelle,
Qui tremble à la surface de l’océan profond
De l’antique existence au centre des éons. »
Ici on se promène dans le cosmos et à travers le temps.
Dans Croquis sinon Laurence renonce à nos alexandrins et affronte un mètre brutal :
« Ruissellement
Roucoulements
Tout petit chant
Intermittent
File une abeille.
Le grand azur bascule à l’orée des murailles,
Lisses, lents déplacements, très hauts lacis
Des martinets précis.
Le soleil assis sur le toit,
Rêve et balance ses pieds d’or.
L’ombre bleue le boude à l’écart,
Sous les loques lourdes de la pierraille,
Fuyant l’effroyable et douce lumière… »
On arrive à l’acédie, thème qui me préoccupe depuis toujours ; j’en ai parlé dans mon Graal et dans mon livre sur Cassien. Les moines les premiers ont vécu cette épreuve qui frappe aussi des chevaliers dont Galehot :
« Mon cœur est sourd
Comme le plomb,
Etanche et lourd
Et sans passion.
Lampe sans feu,
Miroir sans tain
Des vieux chagrins,
Vide de Dieu.
Pourquoi Seigneur
Me laisser choir
Dans ce trou noir
Et sans lueur ? »
Il y a un ton saturnien (le plomb) qui évoque Verlaine bien sûr et le titre même du recueil : A l’ombre de Mars.
Dans Vieil ami on a un ton hugolien, quand la nature parle (cf. Stella : « un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve… ») :
« Le vent frais me caresse et sa chanson me suit,
De l’orée de mes jours à leur issue prochaine,
Mon plus fidèle amant me chante la rengaine
Dont jamais ne fut las mon cœur par trop meurtri.
J’écoute autour de moi son verbiage indistinct,
Ses cent chuchotements et ses multiples ailes,
Dans les remous d’azur du glorieux matin
Qui célèbre toujours son enfance éternelle.
Je passerai bientôt, mais son mouvement bleu
Et sa folle oraison ne prendront jamais fin.
Je laisserai sur terre à ses jeux incertains
La trace de mes pas et mes derniers adieux. »
Quel beau chuchotement éolien tout de même. J’ai toujours sinon pensé que trois quatrains aussi c’est mieux que deux quatrains et deux tercets.
Un dernier Lac final alors que la patrie trahie s’en est allée :
« Et je me souviendrai, devant l’espace ouvert,
De la mer vivante et douce, des rivages
Où j’allais tout enfant cherchant des coquillages
Dans la tiédeur salée, dans les parfums amers.
Large mer des larmes, ma douce France enfuie
Je m’écarte de toi comme on quitte un tombeau,
Sur nos tendres années implacablement clos,
Gisant silencieux en notre terre trahie. »
SOURCES:
Laurence Guillon, à l’ombre de Mars.
www.leseditionsdunet.com
Sur les sites Internet : Amazon.fr, Chapitre.com, Fnac.com, etc.
Auprès de votre libraire habituel
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Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)
Nicolas Bonnal
Dans Quatre-vingt-treize, Hugo défie les hommes et leur barbarie. Il se fait le chantre en pleine guerre civile française, en pleine horreur révolutionnaire, de la sagesse, de la beauté et de la richesse de la nature.
Il décrit ainsi une promenade :
« Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux. »
Bruit des hommes, chant des oiseaux. Hugo aimait Leopardi (voyez mon texte).
Hugo explique aussi que certains paysages créent du mal-être :
« En présence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérer l’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée ; la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; elle peut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. »
C’est tout le message de Tolkien (dernier écrivain romantique et magique) que l’on a là.
La nature est plus sage et plus belle. L’homme évidemment peut « dépasser » la nature. Cela fait longtemps qu’il ne le fait plus. Notez :
« Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. »
Belle définition de la société idéale (« nature sublimée ») :
« Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. »
Malgré la brutalité et l’imbécillité de l’homme, de ses guerres et de ses fabrications (comme dit Lao Tse) la nature persiste :
« La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
On répète parce que c’est trop beau : « L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
Il est amusant de voir d’ailleurs que la nature n’a jamais été aussi belle alors que l’homme écolo et repenti prétend à coups d’éoliennes et d’énième guerre mondiale la protéger.
Une dernière grande envolée poétique :
« Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites. »
L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »
La France de jadis…
Enfin Hugo lance même un message sublime sur l’énergie naturelle. L’homme doit s’aider de la terre pour vivre mieux :
« Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan ! »
17:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : victor hugo, nicolas bonnal, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, 19ème siècle, écologie, nature | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Une admirable lettre de Saint-Exupéry au général X: «Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot»
Nicolas Bonnal
Pilote de guerre Saint-Ex est placé pour parler de la technologie ; or celle-ci anéantit le combat et le goût du combat et le voyage et le goût du voyage.
Il écrit donc dans sa lettre :
« Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois. Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. »
Il a redécouvert par hasard le goût du déplacement en carriole, le goût du cheval, du mouton, des oliviers :
« Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient. »
Même la poussière est parfumée :
« Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile... »
Après la tristesse devant la mécanisation du monde lui revient :
« Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. »
En trois mots il expédie son époque :
« De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. »
Ce n’est pas le même style (quelle chance nous avions tout de même), mais ce sont les thèmes de Céline et Bernanos. Saint-Ex ajoute sur la disparition spirituelle de la guerre :
« Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densité poétique d’un Austerlitz. »
Et alors que Bernanos prépare sa France contre les robots (pauvre France ! Pauvre Bernanos !), il écrit notre pilote :
« Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. »
Il pressent que l’après-guerre sera terrible, les termites (il en parle aussi) n’ayant rien compris :
« À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité. »
Le César on l’a ; il s’appelle Jupiter. Vive nos antiquités gréco-latines contre lesquelles se déchaînent aussi Bernanos et Céline.
On nous châtrés, ajoute le maître :
« Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! »
Et il n’avait pas vu la télé et les réseaux sociaux !
Plus on est allé vers le peuple au nom de la république ou de la démocratie libérale ou socialo (éducation, conscription, élections), plus on a récolté le totalitarisme qui a son tout a récolté le peuple. On a le bétail soumis en échange.
Le maître ajoute :
« On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats
Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui. »
Hommage à la princesse de Clèves qui avait tant énervé l’insupportable Sarkozy :
« Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour. »
Et il conclue pensant à ses pauvres voisins endormis dans son baraquement militaire :
« Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié. »
Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien.
Tu vas voir le prochain vaccin, tu vas voir leur Reset, tu vas voir leur nouvelle guerre mondiale, tu vas voir les CBDC.
16:58 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antoine de saint-exupéry, nicolas bonnal, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du numéro 464 du Bulletin célinien
Sommaire :
- Descendants versus ayants droit
- Réédition de Céline en Bretagne
- Entretien avec Yannick Gomez
- Biographies
- Nabe et Mergen persévèrent dans l’erreur.
20:15 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, revue | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"
Par Frédéric Andreu
Paris est un labyrinthe pour qui connaît mal les rues et les portes cochères innombrables de la ville lumière. Sans le fil d'Ariane que nous tendit l'épouse de Dominique aujourd’hui octogénaire, aurions-nous réalisé notre rêve ? Sans doute que non. C'est donc avec une pointe de nostalgie onirique que nous avons fouler le sol d'un appartement mythique qu'occupait l'éditeur Dominique de Roux lorsqu'il ne voyageait pas aux quatre coins du monde. Aussitôt après avoir tapé à la porte du dît appartement, l'"Ariane" de ce jour nous guida dans une petite et étonnante pièce carrée remplie de livres, photos et souvenirs - véritable naos de la vie littéraire des années 60, 70, où Ezra Pound, Jorge-Luis Borges, Raymond Abellio, Henri Michaux, entre autres auteurs du 20ème siècle eurent leurs habitudes.
En effet, les grands auteurs de son temps, Dominique de Roux les connaissait tous, ou presque. Mais que veut dire "connaître" lorsqu'on s'appelle Dominique de Roux? Cela veut dire essayer de "comprendre" au sens de "prendre avec soi" un Borges quasi aveugle venu de Buenos Aires accompagné de sa mère, un Ezra Pound enfermé dans un mutisme presque total, hébergé plus d'un mois durant dans l'appartement sacré de la rue de Bourgogne.
"Connaitre", cela voulait encore dire publier des auteurs en dépit de leur odeur de souffre et de naphtaline; cela voulait encore dire lutter contre un certain "esprit du temps", un esprit qui dans ces années d'après-guerre exerçait un travail revanchard de brouillage des repères traditionnels. Contre cette tyrannie insidieuse, Dominique a essayé toutes les années de sa courte vie de rester debout, quitte à brandir l'écu de ses ancêtres en faisant montre de ce "goût aristocratique de déplaire" qui le caractérisait si bien. Pour moi, ce mot emprunté à Charles Baudelaire dit tout d'une attitude face à la vie et à la mort, une allégeance à la poésie - et non seulement au poème - propre aux gens de la race de Dominique. Ce mot exprime aussi une certaine tradition française d'insoumission et de résistance ironique voire onirique que l'on retrouve notamment chez de jeunes éditeurs comme Rodophe Dupuis. Est-ce mu par cet esprit de franc-tireur que Dominique publia dans un même ouvrage les plus belles stances du communiste chinois Mao Tse Toung et des textes inédits d'un Ezra Pound accusé de sympathie avec le fascisme ?
Je ne peux cependant penser à ce numéro pour le moins explosif des Cahiers de l'Herne qu'en restant songeur et suspendu. On aurait cherché à se mettre sur le dos tout ce que Paris comptaient de bien-pensants et de maîtres censeurs que l’on ne s’y serait pas pris autrement ! Bravo Dominique !
Jacqueline, en dévouée vestale de la mémoire familiale, se souvient: "Lorsque nous avons publié Louis-Ferdinand Céline, nous avons reçu par la Poste des courriers anonymes contenant des petits cercueils !".
Des cercueils par la Poste !? Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu ! Un geste odieux, hypocrite, criminel, comparable à ces lettres anonymes qui envoyèrent à la déportation juifs et résistants pendant les années noires de l'Occupation. La comparaison entre ces deux périodes du 20ème siècle n'est pas fortuite. À sa manière, le destin de Dominique est celui qui est toujours imparti à tout «résistant». Mais contre quelle tyrannie Dominique a-t-il fait acte de résistance ?
Dominique qui avait 5 ans en 1940 et 35 en 1970 n'a pas eu a lutter contre de méchants nazis, mais contre la transformation néolibérale de la société, contre le règne croissant de la quantité, contre une hostilité aux aurores, aux épiphanies poétiques, contre une invisible mais pourtant bien réelle armée d'occupation mentale, médiatique et technologique de cette France de ces années de consommation outrancière. Une occupation qui comme toute occupation a connu ses collaborateurs zélés, ceux qu'il nommait "les arlequinades d'un certain milieu parisien".
Au fond, que reprochèrent ces "arlequins" d'un certain milieu culturo-mondain parisien - Phillipe Sollers en tête - à Dominique de Roux et à ses Cahiers de l'Herne ? Tout simplement, de considérer en premier lieu les qualités intrinsèques d'un auteur, les aurores mythologiques de certaines phrases et de certains mots, les bonheurs d’expression qui apparaissent parfois au cours d’une lecture solitaire et passionnée. En d’autres termes, on reprocha à Dominique de Roux d’être un amoureux de la vie et de l’art, un aventurier de l’esprit et tout simplement un «vivant».
En réalité, Dominique eu la disgrâce de naître dans un pays et un temps aussi tyranniquement idéologique que la France de cette époque, un pays où un tableau exposé, un livre publié doit jouer un rôle idéologique. L'opération de détournement qui consiste à faire d'une œuvre d'art une bannière de ralliement ou un épouvantail idéologique, Dominique la connaissait bien. Il s'est battu contre cela toute sa courte vie. Il s'agit de revenir à l'œuvre, à son dieu, à sa grâce.
J’ai personnellement rencontré nombre de ces preneurs d'otage, faux esthètes dont le cerveau hypertrophié ne laisse plus de place à l'âme. Qu'il soit de droite ou de gauche, la petite rhétorique de l'idéologue est toujours la même. «Pour m’afficher de droite, je dois dire du mal de Louis Aragon ; pour m’afficher de gauche, je dois surtout dire du mal de Robert Brasillach - sans, bien sûr, n’avoir jamais ouvert un seul des ouvrages de ces auteurs respectifs. Les chiens marquent leur territoire avec du pipi; les idéologues de tous bords, marquent leurs territoires avec des ouvrages qu’ils n’ont pas lus.
À rebours de cet instinct territorial de gagne-petit, Dominique de Roux sut rendre allégeance à la beauté et à la poésie. Pour se faire, il lut des auteurs provenant de toutes les rives, de tous les bords, sans a-priori partisan. Mao Tse Toung, Céline, Gombrowicz, combien d’autres encore ? Mais Dominique ne fut pas seulement un découvreur de talents, un écrivain stylé et un éditeur audacieux, il fut aussi un grand homme d'action. «Dominique a traversé une partie de la jungle angolaise. Il cherchait alors à rejoindre le camp retranché de son ami Jonas Savimbi, révolutionnaire africain !» s’écria Jacqueline de Roux à l’instant où, au cours de notre visite, nos yeux se posèrent sur une photo un peu jaunie où apparaissait un Dominique en chemise courte, au milieu de gigantesques baobabs…
Traverser une jungle hostile quatorze heures durant par amitié et fidélité à la parole donnée, n'est-ce pas là un "haut fait" peu compréhensible pour un de ces bourgeois parisiens n'ayant jamais traversé que le parc aux canards de son arrondissement fleuri de chrysanthèmes ? De quel «haut fait» comparable peut se prévaloir un Philippe Sollers, grand détracteur de Dominique de Roux? D’avoir simulé la schizophrénie pour éviter d’être mobilisé en Algérie ?
Nous comprenons mieux - après la visite de cet appartement mythique encore tout résonnant des pas de Pound et de Borgès – pourquoi un Paul Vandromme a pu dire de son ami Dominique de Roux : "Il n'a pas été remplacé et il nous manque beaucoup". Oui ! En ces temps de «grand remplacement», voici bien une figure héroïque qui, elle, n'a pas été remplacée ! Et c'est sans doute pourquoi, quarante-six ans après sa disparition, Dominique de Roux nous manque toujours.
Je n’ai personnellement rencontré Dominique qu’à travers quelques reportages vidéos «youtube» et quelques ouvrages. Ce que les mots, le style, les orées tremblantes de certains de ses textes ont chuchoté à mon âme, je l'ai formulé en une phrase sans doute réductrice et lapidaire. Cette formule, je veux néanmoins la publier ici en guise d’hommage à Dominique de Roux et à son épouse Jacqueline. «Essaie d’être un peu moins idéologique et un peu plus mythologique", douze mots qui pour moi composent le royal filigrane d'une vie et d'une œuvre, celle de Dominique de Roux. Cette devise crie notamment dans un de ses ouvrages intitulés «le Cinquième Empire».
Cet ouvrage majeur, d'une altitude philosophique comparable au «Terre des Hommes» de Saint- Exupéry, nous exhorte à avancer dans la vie sans idéologie préconçue. L’horizon de ce texte n’est aucunement d’ordre idéologique, mais mythologique : un jour de brume, précise le roman, le «roi Sébastien reviendra» en majesté au-dessus du Tage ! Pour se faire, inutile de brandir des banderoles. Cette venue d’ordre épiphanique et intérieure, tient aussi bien au monde visible qu'au monde invisible, quand le «roi Sebastien» n'est pas seulement le souverain sur la terre, mais peut être aussi bien l’«autre» que l’on croise dans la rue, que le «soi» que l'on cherche en nous.
Au dela d'un lieu et d'une histoire, toute la trame narrative de ce bel ouvrage nous dit : rencontrer quelqu'un dans la rue a un sens, tomber par terre a un sens ; se relever, aussi. Elle nous exhorte encore à revenir à la concrétude de notre corps, aux fulgurances de notre esprit, à ce qui se défait en nous.
Si Dominique nous invite à laisser choir nos banderoles idéologiques, nos luttes sociétales de seconde main, ce n’est pas par esprit de démission, bien au contraire. C’est afin de (re)prendre conscience de notre respiration, de notre marche, des paroles qui sortent de notre bouche. C'est afin que nous nous placions résolument du côté de la vie et non du côté des calques idéologiques de tous bords, des causes sociétales de seconde main. Un commentaire de nous-même ne cesse de brouiller les appels de l'âme divine. La littérature, la vraie, peut faire taire ce bruit incessant et perturbateur.
En ces temps obombrés par les écrans des smartphones et des idéologies de seconde main que nous avons la disgrâce de traverser, tel un Ulysse livré aux enchantements des sirènes, nous pouvons affirmer sans trop de risque de nous tromper que Dominique de Roux s'inscrit résolument dans cette chaîne d'or des «auteurs matinaux» qui ne se comptent aujourd’hui plus que sur les doigts d’une seule main ; Luc-Olivier d’Algange, Pascal Payen-Appenzeller et quelques autres rares écrivains du dévoilement et de l'«apparaître».
Lire ou relire ces auteurs de l' "apparaître", entrer dans leurs oeuvres régénératrices, n'est-ce pas une réponse au règne tyrannique du "paraître" ?
Vidéo avec Dominique de Roux : https://youtu.be/MI4Fwfxfj-8
contact : fredericandreu@yahoo.fr
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Pierre Le Vigan:
La dépendance aux passions chez Balzac
L’œuvre de Balzac permet d’éclairer la question de la dépendance psychique, au delà des addictions à des produits, comme les alcools, le café, etc, abordées dans le Traité des excitants modernes. Toute l’œuvre de Balzac est en effet ordonnée par quelques idées directrices. Dans celles-ci, l’addiction et les excès psychiques ont presque toujours leur part.
Un personnage de La Peau de chagrin s’exprime ainsi : «Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit, mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes ».
En d’autres termes, Balzac met en garde contre les puissances du désir, contre l’activisme cherchant à les satisfaire, et rappelle les vertus de la contemplation. Mais curieusement, pour dominer le désir, il faut parfois, dit Balzac, se laisser aller à en accepter les manifestations. « Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve de tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvante, il faut l’attacher par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit et paresseux, vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil … » (…) « La débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques ».
Inspiré par l’illuminisme de Saint-Martin et de Swedenborg, Balzac croit que la vérité relève de l’intuition, et que la science provient d’une tradition mère « dont nos pensées sont les débris … » (Louis Lambert). C’est évidemment une conception anti-rationaliste du monde. La place faite à l’illumination peut amener un certain a - priori favorable aux effets des excitants ou des drogues. Mais l’essentiel dans la vision balzacienne, pour ce qui nous importe, est ici : « La vie décroît, en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées ».
Pour Balzac, l’instinct – non sans proximité avec ce que Freud appellera l’inconscient – devient fou mû par les idées. Dit autrement : l’idée tue celui qui la porte. Comme l’écrit Ramon Fernandez : « Ainsi, l’idée de la science tue la science dans la Recherche de l’absolu, l’art tue l’œuvre dans le Chef d’œuvre inconnu, l’idée du crime est analogue au crime même dans l’Auberge rouge, l’avarice tue l’avare dans Maître Cornélius. Et il va sans dire que, dans Louis Lambert, la pensée tue le penseur » (Balzac ou l’envers de la création romanesque, Grasset, 1980, réédition, p. 92). En ce sens, les nouvelles dites philosophiques (« Etudes philosophiques ») ne le sont pas plus – et pas moins – que les autres. Pour Balzac, les idées rendent fou, et l’idée fixe rend fou absolument : la névrose est au cœur de son œuvre.
L’idée fixe amène en effet à l’idée d’un arrière-monde. Dans Catherine de Médicis, Balzac écrit : « Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les formes, toutes les substances … Déjà, nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie … Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré ! Voilà le désir qui blanchît mes cheveux ; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous ».
Cette idée de Balzac, cette idée d’une connaissance cachée qui est au cœur de tous les ésotérismes – ici l’alchimie – est commune avec l’un des présupposés de l’entrée dans les drogues : l’idée qu‘il existe une « clé » permettant de vraiment comprendre les choses, et d’élargir le domaine de la vie. Il s’agit d’acquérir une puissance sur un milieu, une capacité de domination exceptionnelle. Il y a là une illusion de toute puissance que l’on retrouve comme adjuvant des conduites d’addiction, qu’elles soient ou non liées à un produit. Mais en même temps, cette illusion d’un multiplicateur de la vie qui résiderait dans un arrière-monde porte la mort en elle. Car le renouvellement de la vie suppose moins la puissance que la capacité d’oubli : « Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices ; oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements » (César Birotteau).
Ainsi, les livres de Balzac sont des mises en épopées d’aventures bourgeoises dans lesquelles les tendances psychologiques des personnages sont l’élément déterminant. En d’autres termes, l’intrigue sert de faire-valoir et, comme le note encore Ramon Fernandez, « précipite la catastrophe » (…) « comme un accident révèle la maladie et achève la vie d’un malade chronique qui s’abusait sur sa santé » (op. cit., p. 219). La maladie, pour Balzac, c’est la passion. Celle-ci entraîne à la dépense de l’énergie tout autant qu’un champ de bataille. Et c’est ainsi que certains personnages balzaciens, tel Philippe Bridau, « s’habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir de leur passion en nécessité » (La Rabouilleuse). Qu’elles amènent à des réussites, provisoires ou non, toutes les passions produisent le mal. « Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices » (La Cousine Bette). Passions, idée d’une connaissance cachée à découvrir par divers moyens, dangers de l’absolu : tous ces thèmes traversent les récits de Balzac et, à leur façon, aident à penser les dépendances.
PLV
Dernier livre de Pierre Le Vigan:
Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Tome V. (Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach), Ed. La barque d’or:
https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=pierre+le+vigan+avez+vous+compris+tome+5
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Parution du numéro 463 du Bulletin célinien
Sommaire :
Le goût de Céline chez Sollers
Krogold face à la critique
Céline loin des Lumières
Entretien avec Maxim Görke
Céline et Mirbeau
Gen Paul et Céline
Il faut savoir beaucoup de gré à Henri Godard, Pascal Fouché et Régis Tettamanzi pour le travail magistral accompli dans cette nouvelle édition de la Pléiade. Rappelons à ceux qui possèdent déjà l’œuvre romanesque dans cette collection que seuls deux volumes apportent, avec l’exégèse requise, un corpus inédit. À ne plus confondre avec les deux premiers volumes de l’édition précédente ; avant cette année, pour lire l’œuvre dans l’ordre chronologique de leurs phases de rédaction, il fallait lire les volumes dans l’ordre suivant : I, III, IV et II ! Cette tomaison est abandonnée ; désormais, les quatre volumes sont classés par grandes périodes d’écriture : Romans 1932-1934 (comprenant Voyage au bout de la nuit, avec notamment des séquences inédites du manuscrit et du dactylogramme, et ce que l’éditeur nomme “textes retrouvés” : La Volonté du roi Krogold, Guerre et Londres) ; Romans 1936-1947 (comprenant Mort à crédit, augmenté de dix séquences du roman dans la version du manuscrit retrouvé ; Casse-pipe suivi de ce que l’éditeur nomme “scènes retrouvées” ; et Guignol’s band). N’étant pas affectés par les découvertes de l’été 2021, les deux derniers volumes demeurent inchangés et sont seulement rebaptisés en Romans 1952-1955 et Romans 1957-1961.
À moins d’être un collectionneur éperdu de toutes les éditions céliniennes, seule l’acquisition des deux premiers volumes cités s’impose pour découvrir de l’inédit non procuré par la collection “Blanche”. Idéalement – puisqu’il s’agit de textes non achevés – il aurait fallu réserver Guerre, Londres et Krogold à la “Bibliothèque de la Pléiade”, et aux “Cahiers de la NRF” mais, outre les impératifs commerciaux, il est naturel de songer au grand public.
Au moins ces inédits ne lui ont-ils pas été présentés comme des “romans” puisque non avalisés par Céline qui les considérait à juste titre comme des textes non aboutis. Ajoutons que les deux nouveaux volumes de la Pléiade comprennent un avant-propos inédit de Henri Godard pour le premier et une préface actualisée pour le deuxième. Ses commentaires sagaces font litière de l’affirmation de certains selon laquelle Guerre serait un texte écrit en 1930-1931 destiné, à l’origine, à être intégré dans Voyage au bout de la nuit.
Cette hypothèse est, on s’en souvient, celle de l’universitaire italien Pierluigi Pellini¹. Il n’est pas le seul dans ce cas : en France aussi il se trouve deux ou trois céliniens qui le pensent aussi. Or Guerre ne peut avoir été écrit à la même période que Voyage puisqu’y figurent des bribes de Krogold. Lequel fut rédigé, comme on le sait, après la parution de son premier roman. Mais la grande découverte apportée par ces inédits est qu’après le fabuleux retentissement de Voyage, Céline a longuement tâtonné. Et n’a donc pas trouvé d’emblée ce qui sera désormais son style : celui inauguré par Mort à crédit. Auparavant il adopta encore, dans ces tentatives que sont Guerre et Londres, un langage proche de l’oralité populaire qui était celui de Voyage. Sa révolution stylistique sera la consécration d’un éprouvant et patient labeur.
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Young Global Leaders et politiciens-robots: quand Boris Vian expliquait le futur
Nicolas Bonnal
Vian traducteur de Marlowe écrit après la guerre quatre parodies de romans noir : le plus connu est le plus mauvais, J’irai cracher sur vos tombes. Le meilleur est Et on tuera tous les affreux, ouvrage méconnu qui pastiche plusieurs genres : le film d’aventures dans les îles ; le porno (eh oui) ; le roman noir et la SF.
Rappel : dans une île perdue du Pacifique un savant fou nazi nommé Schutz (et non Schwab) « fabrique » du vivant et des stars et surtout des politiciens pour diriger le monde. Parodie géniale de roman noir, d’érotisme et de SF surtout, Et on tuera tous les affreux annonce notre futur… « Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. »
On rapprochera ces textes (la volonté de créer un androïde parfait, un robot plus humain que l’humain façon Blade Runner) de classiques de la littérature de SF : voir le livre de ma femme Tetyana Popova-Mozovska sur Philip K. Dick et le Grand Reset, qui a recensé et étudié tous les écrits de Dick dans cette perspective. Le premier créateur d’automates fut Dédale en personne.
Mais je pensais aussi aux Stepford wives. Les Stepford Wives sont un roman d’Ira Levin, le légendaire auteur de Rosemary’s baby. Ce film réalisé en 1966-67 comme une guerre des six (ou des 666) jours culturelle précipite la « conquête du cool » et le grande effondrement occidental dont on observe aussi le déchainement agonique et eschatologique qui est proprement satanique.
Les Stepford wives sont un peu différente : Levin se moque des amateurs de femmes gentilles et parfaites – voir de ces « fées du logis » dont se moquaient déjà les féministes de mon enfance. Elles deviennent dans œuvre luciférienne des démons robotiques. On a un excellent remake de Franck Oz (2004) avec Glenn Close et Christopher Walken) qui dénonce cette volonté bourgeoise de créer la potiche parfaite.
Mais je suis remonté sur mes roues. L’ennemi dénonce toujours ce qu’il va faire. Dans Et on tuera tous les affreux, Vian annonce les Young Global Leaders de Davos et dans les Stepford wives on nous annonce la femme nouvelle, soit nos politiciennes robotiques écolo-féministes jeunes et folles. On n’est plus dirigés par des politiciens mais par des machines humaines (cf. notre livre sur internet : il est plus facile de transformer l’homme en machine que l’inverse). Asselineau a à moitié compris le truc quand il a parlé des blancs-becs de Davos que nos « nonagénaires génocidaires » (l’expression est de moi et je vais la breveter) mettent partout au pouvoir.
Vers la fin (pages 163 et suivantes) de son court et explosif roman, Vian (qui annonce les bobos comme pas un et s’avère un bon sosie de Macron aussi) écrit :
– Je fais des quantités de blagues aux gens… poursuit Schutz. Bien entendu, je ne me borne pas à élever des enfants dans des bocaux ; ça, ce n’est rien. Je cultive leur corps et leur esprit et je les lance dans la nature, ou alors je les garde avec – 163 – moi pour m’aider dans mes travaux. J’ai de sérieuses références… Ainsi, la star Lina Dardell… elle vient de chez moi… C’est bien pour ça qu’on n’a jamais lu sa biographie nulle part… Il y a dix ans, elle était encore dans son bocal… Le vieillissement accéléré, c’est ce qui est le plus facile à obtenir… Une accélération temporaire du rythme vital, une oxydation un peu renforcée… ça va tout seul… Le gros point, c’est la sélection… l’amélioration… parce qu’il y a tout de même un assez gros déchet… soixante pour cent à peu près… »
La fabrique des stars, l’usine à rêves s’applique maintenant à la politique :
– Je suis ici pour tout autre chose… dit Bokanski. Il n’est pas question de physique là-dedans. Vous le savez bien. – Ah, dit Schutz, si vous parlez par énigmes, je ne vous suis plus. Venez voir mes petites filles ; nous avons perdu assez de temps comme ça… Je vous demande une heure de votre temps et je vous fiche la paix… – Écoutez, dis-je. Vraiment, je sors d’en prendre et ce n’est pas une métaphore. Il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais intégralement puceau et je vous assure que je regrette ce temps-là. Car depuis hier matin huit heures, je n’arrête pas…
On remarque que Schutz évoque les petites filles (elles baisent comme des tordues et se suicident si on les trouve laides) : on est déjà dans Epstein Island, comme dans l’Ile fantastique, le feuilleton cool et satanique des années 70-80. Venez dans notre île au plaisir…
Le visionnaire Vian évoque ensuite un politicien parfait (un Hunter Biden ?) bizarrement nommé Kaplan (je pense à Hitchcock et à sa Mort aux trousses) :
« Schutz ne répond rien et il continue, imperturbable. – Vous avez entendu parler de Pottar ? poursuit Mike. Rock, vous connaissez Pottar ? – Ben… oui, comme tout le monde, dis-je. J’ai lu ses articles… mais je ne l’ai jamais vu… – On ne sait pas qui est Pottar, continue Mike, qui parle rêveusement comme s’il était seul ; mais derrière Pottar, il y a déjà vingt millions d’Américains prêts à marcher avec lui au moindre signe. Et Kaplan ? – Je sais qui est Kaplan… dis-je. C’est lui qui a mené la récente campagne contre le gouverneur Kingerley. – Kaplan est apparu dans le monde politique il y a quatre ans, dit Mike ; et il a fait échouer tous les projets de Kingerley, un homme qui est depuis vingt ans dans le bain… On ne sait rien de Kaplan… mais quand on prend la peine de comparer les théories de Kaplan et celles de Pottar… on a de curieuses surprises… – Je suis très peu la politique… dit Schutz. (…) Kaplan et Pottar plaisent aux foules, dit Mike. Ils sont beaux, ils sont intelligents, ils ont du charme… »
Un agent du FBI (agence pas encore assez noyautée et grand-remplacée apparemment) ajoute :
– Kaplan et Pottar sortent de chez vous… dit Mike froidement. Il y a un silence. Schutz s’arrête et ses yeux gris et glacés tombent sur Mike. – Écoutez, Bokanski, dit-il, épargnez moi vos plaisanteries… Parlons d’autre chose… Je vous le demande comme un service personnel… – Ça va, dit Mike. Je n’insiste plus… Mais quant à me dire que vous vous contentez de cultiver le physique des gens, n’attendez pas que j’avale celle-là… Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. Schutz se met à rire. – Écoutez, Bokanski… J’allais me fâcher, mais vous dites ça avec un tel sérieux que je vous pardonne… Moi, Markus Schutz, en train de préparer la ruine de mon pays… en train de noyauter tous les milieux pour mettre la main sur les leviers de commande ? Enfin, mon cher… vous voulez plaisanter… Je suis dans mon île comme un roi sans couronne, je me livre à mes expériences en toute tranquillité… »
Pendant longtemps aussi j’ai cru que le forum économique mondial se livrait à des expériences en toute tranquillité…
19:12 Publié dans Actualité, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, boris vian, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du numéro 462 du Bulletin célinien
Sommaire :
Un entretien inédit avec Céline (1960)
Retour dans la Pléiade
Bagarre autour de l’héritage
Une amie méconnue : Blanche Chauvenet alias Blanchette Fermon
Entretien avec David Labreure
Céline, la guerre et la Lys en 1914.
21:21 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, littérature, lettres, lettres françaises, littérature française, revue | | del.icio.us | | Digg | Facebook